Jardinage

Publié le 06.03.2018

Cher journal,

Je n’ai rien écrit depuis plusieurs semaines car il m’a semblé n’avoir rien vécu. Je me disais pourtant, dans l’optimisme matinal, ou avec l’esprit comptable du soir: je dois m’occuper du journal, comme on se dit, je dois tondre la pelouse. Mais à force de me dire cela jour après jour, je m’aperçus qu’il n’y avait rien de neuf à consigner, puisque chaque jour paraissait le clone fidèle du précédent. Je me faisais la réflexion que je pourrais, d’une manière ou d’une autre, provoquer de la nouveauté; il doit exister, à cette fin, des méthodes éprouvées. Chaque fois, mon attention se portait sur d’autres objets - et tout en faisant beaucoup de choses, en accomplissant nombre de mes devoirs, je me trouvais paresseux, car il en restait toujours plus que je n’en pouvais écluser. Tout cela devenait suffoquant, j’arrêtais de penser et me repliais dans ce que nous croyons être l’état végétatif; avec, souvent, des moments d’horreur devant ma décadence, et quand Rt. Hon. me demandait ce que j’avais fait de ma journée, je devais avouer que je n’avais pas grand chose à raconter, et plutôt que de cultiver l’art de ne pas laisser ma perception se laisser envahir par la banalité, je me laissais aveugler par ce mur de carton, je ne prêtais plus attention aux changements mineurs, aux détails d’importance, au fait que les marées sont moins régulières qu’il n’y paraît, et c’est cela que j’appelle, pour ma part, ne rien vivre.

J’ai le plus grand mal à décrire cela - je ne connais ni mot qui y corresponde, je n’en trouve même pas pour indiquer sa catégorie : est-ce un état, une situation, un sentiment ? Rien ne paraît exact. J’ai l’impression de disséquer une pieuvre, et de tirer maladroitement des appendices dont je ne sais ni le début ni la fin, n’ayant pour salaire de toute cette peine que de l’encre sur les doigts. Je ne peux que trouver des occasions précédentes dans l’espoir d’avoir le doigt plus au-dessus de cela que je veux pointer.

À intervalles réguliers, dans certaines villes où on admirait un peu trop les antiques, on faisait des proscriptions; et un jour, j’eus la surpris de voir mon nom sur l’une des listes. Je fus accueilli par un ancien patricien qu’on avait retiré de force des affaires et qui, pour s’occuper dans ses dernières années, s’occupait d’horticulture; il me devait je ne sais plus quel service. Je passai deux ans dans sa propriété, exactement dans cet état d’inexistence que je viens de décrire. En guise de paiement pour son accueil, je lui servais de secrétaire, ce qui revenait surtout à écrire, sous sa dictée, des lettres à des noms prestigieux, auquel il envoyait d’ailleurs surtout des banalités ou des considérations un peu longues à mon goût sur ses carrés de narcisses.

Je ne peux même pas prétendre que je m’ennuyais; l’idée même d’ennui suppose des sentiments dont j’avais alors presque oublié l’existence. J’avais de nombreuses heures libres, car mon hôte consacrait l’essentiel de son temps à son jardin, où il entendait rester seul. Je n’étais pas heureux, mais j’étais content. S’il faisait froid, s’il gelait, je m’en accomodais; s’il faisait chaud, je m’en réjouissais, je restais au soleil quelques heures. J’étais bonne pâte avec tout un chacun, on m’aimait d’ailleurs beaucoup - enfin je crois. J’avais de bons livres, de beaux vêtements, et je menais en somme la vie réglée que je rêve souvent d’être capable de mener. Je ne manquais ni de conversation, ni de plaisirs, ni d’ailleurs de tourments occasionnels; mais peu à peu, ma curiosité s’évaporait de moi.

Je ressortais de ce séjour brumeux parce que j’eus la chance d’assister à une scène extraordinaire. Je m’étais perdu en me promenant. Tandis que j’essayais de retrouver le chemin en traçant un itinéraire que je m’imaginais être circulaire, j’arrivais dans le jardin de mon hôte, que je reconnus aisément à son mur d’enceinte. J’entrepris de l’escalader, trop paresseux pour faire le tour jusqu’à retrouver la grille de la propriété. Pendant que je sautillais tant bien que mal pour atteindre le sommet du mur, j’entendis au loin une voix, que je pris pour celle du patricien; je m’amusais intérieurement d’apprendre que cet homme qui avait exhorté des armées, aujourd’hui, appartenait à la catégorie toujours un peu mystérieuse à mes yeux de ceux qui parlent aux plantes. Après dix minutes d’acrobatie balourde, je parvins à ne pas me rompre le cou et à passer de l’autre côté. J’eus alors la surprise de découvrir que c’étaient les plantes qui s’adressaient à lui, chacune à tour de rôle - avec plus d’esprit qu’on aurait pu s’y attendre, surtout du peu que j’en pus voir de loin, un bouton d’azalée qui détournait des locutions latines. Le propriétaire les écoutait calmement; de temps à autres, il tentait de les interrompre ou de les contredire, il essayait un : “Mais ne pourrait-on pas dire que…”, “Sans doute, sans doute; et pourtant…”. Chaque fois, les plantes, de concert, lui disait qu’il ne connaissait rien à la question. Sur quoi, du reste, portait tout ce colloque ? Je ne l’ai pas compris; par moment, il m’a semblé qu’ils discutaient du complot politique dans une fourmilière, à d’autre de la consistance du sol régional et de savoir s’il existait dans la région des grandes cavernes souterraines comme le prétendent certains contes des villageois alentours. D’autres moments encore, il semblait qu’ils parlaient de ce qu’on ressentait en poussant, quand on appartenait au règne végétal. La scène me réveilla instantanément. Le soir même, j’eus un dîner de supplice, où je ne pouvais avouer à mon bienfaiteur que je l’avais espionné. Je lui donnais mon congé dès le lendemain, et passais les jours suivants à me demander si je n’avais pas rêvé tout cela; ou si le vieux n’était pas atteint d’une démence contagieuse, qui m’aurait atteint. Mais il m’a semblé au contraire être guéri; et plus encore, jouir soudain d’une liberté dont je m’étais privé moi-même.

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