Calcination

Publié le 23.10.2019

Cher journal,

Dès l’apparition de cet art, je voulus apprendre l’horlogerie. Hélas, nos passions ne sont pas toujours en accords avec nos talents, et la manipulation de rouages aussi fins exige bien trop de mes doigts imprécis. Moi qui n’ait jamais su tenir une plume, moderne ou ancienne, que comme s’il s’agissait d’un poignard, et qui provoquait chez les instructeurs de la cour décidés à me donner des manières des crises de désespoir devant ma façon de tenir mes couverts, comment ai-je pu espérer un instant atteindre la dextérité qu’exige ce beau métier ? Un gaucher qui ne dispose que deux mains droites devrait se donner des ambitions plus à sa portée. Pourtant, lors de mes quelques années passées à S…, sur les bords de la Moldau, je pus enfin trouver un travail à mon goût et, par l’intrigue, le mensonge et la ruse, je parvenais à me faire recruter dans l’équipe qui entretenait la grande horloge de la ville, la fierté de toute la Bohème.

Le néoclassicisme sobre de la tour, la simplicité de son cadran, la banalité de son timbre - rien ne permet à l’Horloge de S… de rivaliser avec les autres pendules municipales du pays, qui comptent tant de clochers splendides, de beaux cercles dorés donnant les phases de la lune et les mouvements des planètes, et de carillons mélodieux. La supériorité de S… tient uniquement à sa réputation d’exactitude, qui a donné à ses habitants leur sens de la ponctualité et leur exactitude si célèbre. Inutile de dire qu’on attendait beaucoup des employés de l’horloge municipale. Par chance, cette merveille mécanique exigeait en réalité peu d’entretien; les sommes généreuses consacrées à notre office nous permettait d’assurer un roulement constant; de telle sorte que la seule compétence réellement exigée était d’arriver à l’heure au travail, ce qui, dans une petite bourgade où rien n’est à plus d’un quart d’heure de la tour, ne relevait pas d’un exploit. Enfin, les agents du service de l’horloge bénéficiaient d’un remarquable chef, M. Kočak. Avant de le rencontrer pour le convaincre de me prendre à son service, je n’avais par chance aucune idée de sa réputation. Mais j’entendis par la suite une série de légendes à son sujet; on affirmait qu’il avait été formé chez Patek; on lui prêtait un long séjour en Écosse, où il avait reçu l’enseignement d’Alexander Bain lui-même; et il avait assisté à la réparation et l’établissement de plusieurs grandes horloges dans tout le pays.

M. Kočak goûtait la simplicité et réprouvait les fantaisies excessives. Il ne manquait pas d’humour, mais peut-être se jugeait-il peu talentueux en la matière, car les quelques fois où je l’entendis proposer un bon mot, il parut immédiatement nous le soumettre comme pour approbation et commentaires, bref ponctué d’une interrogation, plutôt qu’à la façon exclamative dont on procède à l’ordinaire. Il ne souffrait d’aucune coquetterie; certains jours même, les plus sévères auraient pu le juger peu soigné dans sa mise et la barbe insuffisamment taillée. Enfin - mais faut-il le préciser - il incarnait la ponctualité. Il arrivait à l’horloge la seconde même où son service commençait et abandonnait son bureau dix heures très précisément après. Le caractère surhumain de cette exactitude lui donnait peut-être cette autorité naturelle dont il jouissait; il appartenait du reste à cette catégorie si rare des gens qui disposent du don du commandement mais n’aiment pas particulièrement diriger. À quelques rares occasions, pourtant, il perdait son calme, jetait une invective mordante - bien souvent destinée à mon bavardage - puis replongeait dans son silence habituel.

Un jour, M. Kočak ne se présenta pas au travail. Nous paniquâmes. Il nous parut évident qu’il devait se trouver gravement malade - ou pire. On envoya chercher chez lui. Il ne répondait pas à la porte. Se pouvait-il qu’une urgence extrême l’ait appelé ailleurs ? Il aurait laissé un mot. Après trois jours, un brave se décida à forcer la porte de sa maison. Il n’était pas là.

Nous traversâmes trois mois de stupeur, où chacun appliquait les rituels qu’il avait mis en place. Chaque roue dentée, chaque mécanisme, chaque contrepoids recevait l’inspection, le soin et l’entretien exigés. La plupart d’entre nous, même un mauvais garçon comme moi, redoublèrent de zèle, comme si cela pouvait le faire revenir. Le soir, stimulé par la bière, on se perdait en explications. On recevait des rumeurs. Certains affirmaient l’avoir vu danser dans une espèce de robe dans la forêt. D’autres qu’il était reparti en Écosse, Dieu sait pourquoi. Je pariais pour ma part qu’on l’avait enlevé.

Il revint, embarrassé, sans fournir d’explications sur son absence - sans doute dût-il rendre des comptes au conseil municipal, mais la cause réelle de sa disparition ne nous fût jamais révélée. À la fin, c’est la gêne que je ressentais devant cette situation qui me fit partir - avec pour une fois plus de manières - gêne curieuse, car je ne pouvais imaginer le courage qu’il fallait à M. Kočak pour revenir sans rien expliquer ou presque, et je me sentais indigne de servir un homme aussi téméraire. Ma mauvaise conscience me fit reproche d’avoir trahi. Peut-être tout cela ne servit qu’à me donner un prétexte; la pression d’être responsable de l’heure juste m’était devenue insupportable.

Entrée suivante Entrée précédente