Passager
Publié le 18.10.2019
Cher journal,
Malgré l’horreur que m’inspire quand j’y pense cette inélégance, souvent, lorsque quelqu’un correspond sur son téléphone, et que ma tête me permet de lire par dessus son épaule, contre toutes les exigences de la courtoisie, je déchiffre ce que s’échangent les inconnus que je croise. Je peux tout de même, pour me racheter, préciser que je ne cède à la tentation que lorsque je ne connais pas la langue dans laquelle écrivent ceux que j’espionne. J’espère mitiger ainsi mon indiscrétion. Évidemment, parfois, sans tout à fait parler une langue étrangère on en connaît quelques tournures, et un nombre de mots qui, je le soupçonne, est plus important qu’on ne le croirait si on devait l’estimer. Ainsi, hier, un homme aux cheveux blancs, capable encore de porter une casquette qui passe pour un choix élégant, et non une habitude jamais perdue, signe d’un combat abandonné contre le passage du temps et les changements de la mode, qui traçait les mots sur son téléphone en dessinant des traits entre les lettres, et non en les frappant les unes après les autres comme je procède moi-même, un homme dont la barbe me parut immédiatement sympathique sans que je puisse expliquer pourquoi, conversait avec une femme, peut-être celle qui portait une alliance comme la sienne au doigt et cette interlocutrice s’accusait elle-même en des termes assez violents de ne pas avoir de jugeotte, en usant d’un de ces termes d’argot que nous connaissons même dans les langues qu’on ne parle pas soi-même. Lui semblait tenter, dans ses réponses, de démêler une situation compliquée, et il devait employer bien trop de mots pour que je puisse espérer comprendre quoi que ce soit.
Souvent, lassé par les inventions du roman qu’on a dans sa poche, on laisse sa propre imagination gouverner et décider de la vie des inconnus autour de nous. Sans doute, des émules Sherlock Holmes pourraient deviner, après analyse des textiles exacts que portent leurs compagnons de voyages, par la façon dont ils laissent leur jambe tanguer un peu, ou grâce à un détail dans un grain de peau, et tous les autres indices récoltés de la sorte, l’exacte profession, l’état d’esprit et les mobiles secrets des cibles de leurs observations. Mais les gens qui comme moi n’ont ni la patience, ni la sagesse, ni pour tout dire d’intérêt pour la réalité des choses, brodent sans gêne autour du thème initial - une figure aperçue quelques instants et, dans mon cas, un échantillon infime de correspondance. Quelle était cette femme qui écrivait des messages en majuscule dans lesquels elle se morigénait ? Il devait y avoir entre ces deux là une certaine intimité. Il me semblait du reste, sans pouvoir aucunement le prouver sinon par la prolixité des réponses, les points de suspensions laissés çà et là, et les onomatopées régulières - toutes branches auxquelles je pouvais me rattraper en lisant dans une langue inconnue - que leur dialogue ne manquait pas d’humour. Et l’homme que j’espionnais sembla du reste entamer un sourire - mais si faible que je ne peux jurer que ce n’est pas le désir de confirmer mon intuition qui pensa voir ce très léger mouvement de la lèvre en direction de l’oreille.
Tandis que je me demandais si j’assistais à un marivaudage ou à une scène de couple, où l’un s’inquiète à l’autre d’une bévue, et où on tente de relativiser les choses et de tranquilliser l’inquiétude de la personne que l’on aime - bref, tandis que je me demandais si les oiseaux que j’espionnais, l’un parce que je le voyais, l’autre parce que j’en entendais le chant, étaient en pleine parade nuptiale ou dans une discussion plus prosaïque, le dialogue cessa soudainement, et l’homme, fermant la messagerie, commença à lire les grands titres d’un journal. Son visage me parut du reste changer. Il semblait vaguement soucieux, un peu grave, comme s’il s’était livré à des plaisirs futiles, et considérait à présent que son devoir moral exigeait de se tenir au courant des affaires du monde. Ce comportement nouveau ne s’accordait pas du tout avec l’image que je m’étais fait de ce personnage. Je crois même que j’aurais pu me disputer avec un de ses amis, qui aurait loué à la fois son sens des priorités et condamné sa propension à prendre trop à coeur les nouvelles du jour - mais pas du tout, me serais-je écrié, cet homme dont nous parlons et dont j’ignore jusqu’au monde, ne se conduit pas de la sorte, il s’intéresse avec art à toutes les frivolités et il se montre en toutes choses d’un flegmatisme que rien n’altère.
Enfin, à une station de celle à laquelle je descends d’ordinaire, l’homme qui descendit ne ressemblait plus en rien à celui que j’avais étudié tout le long du trajet. Il me sembla entièrement défait - comme cette fois où, sur le quai d’une autre ligne, j’avais croisé un ecclésiastique dont le col romain pendouillait, et on ne pouvait le voir sans se persuadé qu’il venait de subir une profonde crise de foi - peut-être abattu par la lecture de la presse. Mon imagination peinait plus encore à le suivre que la rame qui le transportait impitoyablement hors de mon champ de vision.