Observatoire

Publié le 08.11.2019

Cher journal,

Madame Blime et l’alcool formaient un vieux couple. Tous les trois mois, ils se remettaient ensemble, et je ne la voyais plus pendant quelques semaines. Puis un soir, je l’entendais jeter toutes les bouteilles avec rage. Après une demi-heure de bruit de verre cassé elle venait sur mon porche, où je fumais très lentement des cigares, avec l’espoir jamais vraiment accompli d’en acquérir enfin le goût. Elle s’asseyait à côté de moi, et nous regardions le ciel à la recherche de soucoupes volantes. À quelques kilomètres, un aéroport militaire alimentait dans tous les environs le même hobby. Par temps clair, on ne devait jamais attendre trop longtemps avant de voir des points lumineux apparaître, bouger quelques instants comme une trace sur un oscilloscope puis s’évanouir d’un coup. Personne ne croyait sérieusement qu’il s’agissait d’extra-terrestres, mais la région manquait de folklore - alors on se rattrapait comme on pouvait.

Pendant notre examen du ciel, Madame Blime et moi discutions d’astronomie, sa deuxième passion. Elle me parlait de Tycho Brahe et de Lagrange. Je perdais rapidement le fil. Vers deux heures du matin, je lui souhaitais bonne nuit. Nous passerions ainsi un bon mois avant qu’elle ne renoue avec son compagnon. Dans ces pays où l’hiver ne vient jamais vraiment, les trimestres se ressemblaient et chaque fois, elle se retrouvait sur le porche de ma maison. Plusieurs fois, je me demandais si je devais lui parler des cris que j’entendais la nuit ou des disputes féroces qu’elle entretenait avec d’autres voisins - mais je savais que ces altercations venaient, justement, de gens plus courageux que moi qui avaient abordé ce sujet avec elle. En outre, à cette époque, il existait peu de traitements à proposer en pareil cas. Un matin, pourtant, les voisins plus soucieux d’autrui que moi, appelèrent une ambulance en découvrant par une fenêtre Madame Blime allongé sans conscience sur le carrelage de sa cuisine.

Elle ne revint pas de l’hôpital, mais je ne compris réellement que je ne la verrai plus que lorsqu’un bureaucrate vint m’interroger pour rédiger un rapport sur une succession vacante. Je ne sais pas même quand ou comment eurent lieu ses obsèques. Une ou deux fois par ans, la région est traversée par les orages pendant quelques jours. Je venais de comprendre que je ne reverrai plus Madame Blime lorsque nous vécûmes l’une de ces semaines. Mais le climat s’arrête un peu par moment, le temps de réunir à nouveau la quantité de nuage requise pour le prochain déchaînement. Je regardais, réfugié sous l’auvent, une après-midi, le ciel d’un blanc presque uniforme. Légèrement en-dessous de ce gesso survivait un nuage unique, presque brillant sur son sommet, mais dont le fond sombre promettait une participation vigoureuse au prochain orage. Je regardais longtemps cette curiosité météorologique, ce nuage isolé de la couche principale, qui doit sans doute avoir un nom bien particulier mais inconnu de moi.

Tandis que je le contemplais, j’eus l’impression de découvrir en moi un courage insoupçonné, mais toujours présent, comme si ma simple existence ne relevait pas d’un fait auquel je ne pouvais pas grand chose, mais d’un acte vigoureux et triomphal. Je ne comprenais pas mon sentiment, puisque le paysage en face de moi, les nouvelles récentes, et ma nature en somme mélancolique, tout invitait au désespoir. Mais peut-être précisément parce que je refusais crânement de m’y livrer, peut-être parce que le ciel en restait aux menaces, la bravoure persistait en moi, et s’amplifiait même. Il me semblât alors que tous les vivants de ce monde partageaient le même incroyable courage, et ne différent à son sujet qu’en cela que nous n’en avons pas conscience au même moment; certains n’en feront jamais l’expérience quand d’autres plus heureux recevront cette illumination à plusieurs reprises. Je sais donc désormais ne pas appartenir à la première catégorie, mais il me reste à voir si je rejoindrai un jour la seconde.

Entrée suivante Entrée précédente