Mélo
Publié le 21.11.2019
Cher Journal,
J’avais débarqué dans sa villa hollywoodienne, couvert de sueur, la valise dans les bras pour protéger un trou par lequel menaçaient de tomber plusieurs vêtements, deux jours à peine après lui avoir téléphoné. Je ne peux évidemment pas, par élégance, donner son nom; quand bien même aujourd’hui il ne s’emploie plus que dans les livres d’histoire, les vieilles affiches ressorties lors des rétrospectives, les conversations pleines de souvenir de ceux qui lui ont survécu, et sur une pierre tombale assez peu sobre mais elle n’a jamais laissé une impression d’austérité. E***, que je connaissais essentiellement parce que, avant sa célébrité, nous avions fait le service dans un restaurant qui exagérait son standing, m’envoyait tous les ans des cartes de voeux qui faisaient la jalousie de ceux qui, indiscrets, les lisaient après les avoir vu traîner sur mon bureau. Pour quelle raison devais-je m’inquiéter, quitter précipitemment une maison, une ville et un État assez chers à mon coeur, n’emportant avec moi que le strict nécessaire, donnant l’impression d’un vagabond quand, si j’avais pu sans trop de risque me produire dans une banque, j’aurai sans doute pu retirer des sommes rondelettes de mon compte ? Cela importe-t-il vraiment ? Nous vivions une époque dangereuse, où des autorité diverses pouvaient du jour au lendemain inquiéter - souvent à tort, mais je ne suis pas là pour plaider ma cause - chacun d’entre nous.
Mais E*** me reçut et ne me posa pas immédiatement de questions. J’étais trop préoccupé pour me concentrer sur le ciel impeccable, la villa, le jardin, l’eau de la piscine, les sculptures ramenées d’Italie, le grand escalier et, au milieu de cela, l’élégante propriétaire, une femme en mouvement perpétuel, qui à peine m’avoir montré ma chambre m’invita à faire comme chez moi, et à prendre patience; si elle se trouvait entre deux tournages, les obligations mondaines et le devoir de publicité prendraient ses trois prochaines journées. Elle me laissa aux soins de sa domesticité et d’un chat particulièrement hargneux, qui ouvrit avec moi les hostilités en s’attaquant à ma valise déjà bien abimée. Je fus bien traité, même si je sentais que le personnel me considérait comme un pique-assiette et qu’ils espéraient être bientôt débarrassés de moi.
La star obtint enfin une soirée à me consacrer. Je l’implorais: elle avait tourné, quelques mois auparavant, dans un film d’espionnage. Sans doute pouvait elle me conseiller. Il me fallait au plus vite des faux papiers et un moyen de quitter le pays au plus vite. Elle jeta sa serviette sur la table, me traîna dans un salon, et me força à boire avec elle un verre d’une espèce de bourbon - d’assez mauvaise qualité d’ailleurs. “Et maintenant, me dit-elle quand mes joues avaient commencé à rougir, il faut tout me raconter.” Je m’exécutais. Quand j’eus déballé tous les faits, les soupçons et les hypothèses, elle me regarda d’un air excédé. “Tout peut se régler… il n’y a rien de grave dans ce que tu racontes. D’abord, tu vas aller voir untel, pour débroussailler le côté légal de la situation. C’est l’avocat qui gère les faillites ici… il saura quoi faire. Ensuite, pour les dettes, tu as dit combien déjà ?… ce n’est rien ça, je te le prête si tu veux… bon tu ne veux pas, tu es fier, très bien. Alors tu vas voir l’expert comptable du studio… il rachète des affaires comme la tienne pour le plaisir et parce que penses-tu, il y gagne, il te fera une proposition… qu’est ce qu’il reste ? Les gorilles, c’est ton imagination ou un moyen de t’intimider mais rien de bien grave. L’incendie, c’est plus pénible, mais je te parie que ça n’a rien à voir. Tu as une assurance ? Comment, tu ne sais pas ! Bon. Il doit y avoir une enquête de toute façon, il n’y a pas de fumée sans enquête. On va te trouver quelqu’un qui sait comment travailler avec la police. Comment, la police est dans le coup ? Mais il n’y a pas de coup, voyons, il faut se sortir ça de la tête. Reprends un verre. Tu vas faire tout cela, rester ici le temps que ça se règle et que ça se tasse.”
Je mis en action, les jours qui suivirent, le plan de campagne général qu’elle avait ainsi dessiné tandis que je notais les noms et les numéros de téléphone qu’elle jetait. Tout rentra dans l’ordre. Sans doute étais-je allé la voir avec l’espoir de trouver une solution un peu romanesque à une situation en somme plutôt sordide. Si elle portait à présent les robes de gala, et gravait avec talent sur les pellicules une image vaporeuse concoctée par une armée de maquilleuses, de costumiers et son art dramatique, c’est pourtant que E*** avait appris à reconnaître les situations sordides et à s’en extirper, au moyen de cet esprit si pratique - un peu aidé depuis son ascension par le carnet d’adresse qu’accompagne une certaine notoriété. Après mon départ, je l’invitais plusieurs fois sur l’autre côte, où je séjournais, mais je n’eus jamais l’occasion de lui rendre au moins son hospitalité. À tout le moins répondais-je religieusement à ses cartes de voeux, et je faisais envoyer parfois un bouquet de fleur bien inutile, ajouté au tombereau perpétuel qu’elle recevait jour après jour - souvent assortie, les bonnes années, d’une bouteille de l’alcool qu’elle m’avait servi. Il ne me paraissait pas, je l’ai dit, des meilleurs; mais je ne me crus pas autorisé à discuter ses goûts.