Insomnie

Publié le 06.01.2020

Cher journal,

J’ai reçu le carton d’invitation d’une ménine, un nom parmi la liste éclectique de mon carnet d’adresse. Elle reçoit toujours à cette période de l’année; personne un peu curieuse, qui mélange un caractère têtu et de vues flexibles. Quinze ans auparavant, c’est à peine si elle ne me soupçonnait pas de concocter des bombe et de préparer un soulèvement généralisé. À présent, elle ferait une recrue de choix, je ne dis pas chez les véritables amateurs d’insurrection, mais à tout le moins dans une société fabienne. Enfin ne suis-je pas moi-même d’avis si changeant, et buté dans chacune de mes nouvelles idées ? Mon horreur à la perspective d’aller dîner vient surtout de la compagnie qu’elle tient, avec laquelle je suis toujours obligé de prendre des airs qui ne sont pas les miens; et les précédentes occasions, j’ai été maltraité des heures durant par les enfants de la maisonnée. Comme toutes ces vieilles familles, elle reçoit à deux ou trois adresses, presque toutes héritées. Quel contraste entre son vrai domicile, simple et moderne, et les hôtels reçus des ancêtres ! Les contenus des bibliothèques ont des générations de différence. Mais je suis bien impoli de les examiner ainsi.

Je me suis inventé une jaunisse pour décliner, et j’ai passé la soirée dans un désoeuvrement excédé. Je ne pouvais rester en place, lire plus de quelques lignes, ou fermer un oeil. Je mentirai si je prétends que ma mauvaise conscience me punissait. J’ai fini par jouer à ce jeu bizarre, où je prétends que je suis un fantôme qui hante mon appartement. Je marche lentement, j’agite un ou deux objets pour essayer de me les rendre moins familier et je pose ma tête sur les rebords, à la recherche d’angles que je ne vois pas d’ordinaires; je regarde surtout les textures des surfaces, en essayant d’imaginer que je suis devenu intangible, et que je dois essayer de retrouver dans ma mémoire les sensations de chacune. Mais on cède à chaque fois, parce que rien ne remplace réellement passer sa main sur la rugosité subtile du granit, le velouté dur d’une céramique, et bien sûr, les figments pourtant bien visibles du bois, qu’on devrait pouvoir se figurer sans aucun geste. Voilà comment je me suis fait une écharde - preuve, s’il m’en fallait une, que je ne suis pas un fantôme.

Voici qui nous amenait sur les cinq heures du matin, et je ne parvenais toujours pas à dormir. Mon attention ne dépassait pas le temps nécessaire pour lire la bande d’un illustré, et même cela exigeait un certain effort. J’ai regardé par la rue, où les lumières allumées trahissaient trois fenêtres d’insomniaques ou de lève-tôt. J’ai essayé d’espionner pour voir si je voyais les occupants, mais je ne surpris pas même une ombre. Le silence, l’absence de figures humaines, le calme, tout ce que je crois que je désire le plus se trouvait devant moi, comme si le serveur dans un grand restaurant venait de me servir sur un plateau reluisant. Je mourrais d’envie d’en profiter, mais m’en trouvais curieusement incapable, parce qu’en moi-même, je ne cessais de m’agiter, de griffer dans tous les sens, de ne pas tenir une pensée en place. Et puis, à force, je me mis en colère contre moi-même, ce qui retira le peu de paix dont je jouissais; au même moment ou presque, les bruits des services de voieries sonnaient de toute manière la fin officielle de la nuit, celle qui se produit avant le lever du soleil.

Le lendemain ou plutôt la soirée qui a suivi, curieux dîner à quatre curieux dont, je me compte dedans, trois couche-tôt qui nous éternisèrent, enfin, selon nos propres critères, je suppose. Beaucoup d’enthousiasme de toute part, j’étais gêné comme si je marchais dans un terrain vague où éclate soudainement un feu d’artifice. Je me demande si je ne devrais pas me forcer à veiller plus, si cela ne me ferait pas du bien d’une manière que je ne parviens pas à cerner, contre tout avis médical et toute raison. Je crois que j’ai un peu honte de ma fatigue.

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