Indiscrétion

Publié le 15.04.2020

Cher journal,

Depuis quelques semaines, toute la viande est avariée; la cause du phénomène est encore incertaine, les abattoirs et les entreprises de réfrigérations s’accusent mutuellement. Le gouvernement, accablé, a fini par interdire tout ce petit commerce, et, par précaution, fait fermer au passage les restaurants - par mesure d’égalité, ceux qui ne font que des plats végétariens ou du poisson n’ont pas non plus le droit de lever leurs rideaux de fer.

Régulièrement, je déjeune avec L***, une vague connaissance, dont je ne comprends pas très bien pourquoi elle tient à ces repas, mais j’essaie de lutter contre mon faible goût pour la sociabilité et j’accepte ses invitations. Je crois que je suis un convive assez désagréable, et je repars toujours mécontent de moi-même ou de ce que j’ai pu dire; mais je suis toujours réinvité. Sans doute, elle même doit travailler quelque travers de personnalité et trouver dans ma fréquentation je ne sais quelle peine à laquelle il faut qu’elle s’habitue. Voilà donc pourquoi, alors même qu’il y a fort à parier que nous sommes tous les deux une irritation l’un pour l’autre, sans même, ce qui expliquerait tout, un projet galant ni de sa part ni de la mienne, nous déjeunons de la sorte.

Voilà que je reçois hier une nouvelle invitation. Je lui ai répondu que la situation présente risque de compliquer nos plans; elle m’a assuré du contraire. Comme on pouvait s’y attendre, les décrets récents ont fait apparaître toute une offre de speakeasy et, pour qui sait à quelle porte frapper, on peut très bien trouver une table bien servie. Elle a entendu parler d’une adresse où on vous sert un magret exceptionnel. Mais ce petit projet venait avec une condition: pour être admis, nous allions devoir déjeuner avec Madame W.***, membre de son petit milieu, forte personnalité, mais qui justement, connaît tout le monde, a ses entrées partout, et constitue, dans les circonstances présentes, le genre de personne qu’il faut cultiver. J’ai hésité à m’y rendre - je ne connais qu’à peine Madame W.***, sinon par quelques membres de sa famille et d’occasionnels échanges de politesses mondaines. Enfin, j’ai cédé, essentiellement pour le magret.

J’ai trouvé l’adresse, toqué selon le rythme convenu, et fourni le mot de passe qu’on m’avait indiqué. Un mal rasé en bras de chemis est venu m’ouvrir et m’a conduit à la cave, où étaient installées trois tables, très soigneusement mises. Le décor ne payait pas de mine, mais la vaisselle rattrapait le tout. À l’une des tables, un couple mangeait silencieusement. Celle d’à côté était vide; contre le mur, je vis L*** et Madame W.***, qui me faisaient des grands gestes, comme si je risquais de ne pas les voir dans tout ce dénuement. Je me suis installé, couvert de questions - m’étais-je perdu, les instructions fournies suffisaient-elles, pouvais-je décrire mes sentiments lors du trajet, mon impression générale maintenant que je me trouvais sur place.

Je répondais de mon mieux, eus l’occasion de passer ma commande, puis Madame W.*** prit tout naturellement le guidon de la conversation. En peu de temps, je pus obtenir non seulement son opinion sur bien des gens de son entourage, mais également apprendre beaucoup à son sujet. C’est une femme d’affaire, dont le premier mari a disparu mais je n’ai pas bien saisi si cela tenait au code civil ou à un accident; elle a élevé ses enfants seuls mais ne semble pas satisfaite du résultat; elle aime le bricolage et montrer des photos de son établi. Elle connaît la moitié de mon carnet d’adresse et n’est pas convaincue par le carré d’agneau qu’on lui a servi. Elle trouve bien sûr que la crise sanitaire en cours est une escroquerie, et se moque de l’hygiénisme contemporain. L*** et moi la relançons courtoisement sur divers sujets, elle en semble ravie - et, au détour d’un petit passage politique, lance une plaisanterie sous forme de devinette, de très mauvais goût, caractéristique des personnes d’un certain âge qui n’ont pas tout à fait suivi l’évolution des moeurs. J’échange avec L*** un regard rapide, au cours duquel nous nous sommes sûrement mieux entendus que jamais; mais nous rions poliment. Enfin, tandis que nous réglons la note, et que je découvre avec surprise que les tarifs pour le restauration clandestine sont bien plus raisonnables que je ne le croyais, elle insiste pour que nous fassions une promenade ensemble.

J’avoue ne pas avoir écouté l’essentiel des propos qui ont suivi. Je me suis esquivé à la première occasion, et tout le retour, me suis inquiété de ce que les prochaines conversations avec L*** tourneraient sans doute sur ce repas et des multiples occasions d’agacement offertes par notre troisième convive. Mais je ne veux pas donner l’impression ici, d’être plein de scrupule et d’élégance - c’est plutôt que médire sur les tares trop apparentes d’autrui ne m’apporte aucun plaisir. Je juge sévèrement L*** en l’accusant par avance, et les jours prochains m’apprendront peut-être que c’est moi-même qui désire, malgré mes protestations, me moquer de quelqu’un derrière son dos. Ne suis-je pas déjà en train de le faire, ici-même ?

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