Augure

Publié le 09.04.2020

Cher journal,

Était-ce au sujet d’un pari sur une course, d’un investissement hasardeux, ou d’une assurance sur le trajet d’un bateau ? Je ne m’en souviens plus à présent. À l’aube - pour ma part, à peine réveillé - assis à côté de l’augure, nous le contemplions regarder le ciel, et, comme aujourd’hui certains promeneurs dans les bois, regarder longuement les oiseaux, l’oreille frémissante parfois lorsqu’il entendait la naissance soudaine d’un chant, qui ne parvenait qu’une minute après à nos oreilles mal entrainée. Nous avions un vieil augure, qui procédait selon les rites traditionnels, et méprisait tant les prophètes de basse-cour que la boucherie vulgaire que constituait à ses yeux l’haruspicine.

Mon associé et moi-même n’osions faire le moindre bruit. Obtenir qu’un augure se dérange pour une affaire privée avait déjà demandé bien des arrangements; et nous savions que le moindre prétexte serait bon pour annuler l’exercice. Même lorsqu’un faucon traversa le ciel, de gauche à droite, signe infaillible, nous semblait-il, des faveurs divines, nous nous efforçâmes de ne rien laisser paraître de notre joie. La consultation nous parut donc bien longue. Je ne sais pas l’heure exacte à laquelle l’augure se releva enfin. Nous étions persuadés qu’il nous ferait un sourire bonhomme et nous donnerait quelques causes d’optimismes. Au contraire, il jeta sa crosse - un assistant se précipita pour aller la récupérer - et commença à s’asperger la tête de poignée de terres en criant: “Je ne vois rien ! Je ne vois rien !”. Nous nous éloignâmes prudemment, le laissant là. J’ai beau gratter dans ma mémoire, je ne me souviens plus quelle décision nous prîmes après coup.

Sur le moment, la scène m’avait paru ridicule et gênante. À cette époque, sous l’influence déplorable des poètes, l’habitude s’était prise de manifester son malheur avec la dernière ostentation. Mon passage chez les atlantes, où la moindre expression de ce type vous menaçait d’un passage rapide chez les hommes-médecines soucieux de soigner votre esprit, m’avait rendu ce type d’effusions particulièrement difficile à supporter. Pourtant, mon souvenir s’est concentré sur la voix et le visage désespérés du devin, au point de dévorer toute la périphérie de ce moment - j’ai presque perdu entièrement les quelques années qui suivirent, et serais bien incapable de dire ce que je faisais à cette époque. Aujourd’hui, lorsque je revois en pensée cet épisode, je le vis à la place de cet homme en pleine lamentation, comme si j’étais lui et que son expérience directe était, au fil du temps, devenue la mienne; quant au spectateur que j’étais alors et à ses propres sentiments exacts, eux ont complètement disparu.

Cela provient sans doute de ce que, depuis lors, je me suis trouvé dans des situations similaires. En ce moment même, à vrai dire, je repense souvent à cet augure, dont je ne me souviens même plus du nom. Si je n’ai rien eu à te confier, cher journal, c’est parce que moi-même, ces derniers temps, je ne voyais rien. Sans doute, de grandes choses se sont produites - aussi bien dans le monde que dans ma vie intérieure, mais elles sont passées sans laisser de marques réelles. J’ai dépassé depuis longtemps l’époque où je croyais aux présages. Je me vanterais si j’affirmais avoir purifié mon esprit de toute espèce de superstition, et je confesse volontiers me laisser aller à des moments de révélation; même en me répétant que cette clarté soudaine ne me guide en aucun cas vers une hypothétique vérité, ce sont les illuminations soudaines qui, le plus souvent, tranchent les disputes qui me partagent; et celles qui me donnent l’impression d’être précisément à l’abri du sort du devin. Cela convient évidemment à ma nature paresseuse - on s’abuse ou on se console aisément en s’imaginant que les révélations ne se provoquent pas.

Mais harcelé sans cesse par mon bookmaker depuis quelques jours, je me surprend à regarder par la fenêtre et à chercher le passage d’un oiseau. En face, des voisins équipés de jumelles font de même - à moins qu’ils n’espionent toute la rue ? J’ai décidé de m’arracher à cette absurde attente des signes ou des révélations qui est peut-être la cause réelle de cette amnésie dont je souffre en ce moment.

Entrée suivante Entrée précédente