Aérostat

Publié le 09.08.2021

Cher journal,

Je t’ai déjà confié que j’ai souvent l’impression de traverser de longues périodes où ma conscience somnole, où je ne vis pas réellement, sinon par automatismes. J’ai jusqu’à présent toujours imaginé cela comme un morceau flottant, que la force des habitudes maintient sous l’eau, mais que la poussée d’Archimède ramène toujours, tôt ou tard, à la surface - moment où nous respirons enfin et où nous sommes réellement nous-même. Pourtant, à présent que diverses causes m’amènent à un état perpétuel de semi-conscience, où je suis à la fois plus alerte quant à ce que je fais et pourtant toujours à moitié ensommeillé, je m’aperçois que cette image n’est pas correcte, sans doute en cela qu’elle suppose une surface - un moment réel de clarté, fruit de ma manie des illuminations. Le niveau de la mer, dit-on, s’apprête à changer les prochaines décennies; comment peut-on alors mesurer des choses par rapport au niveau de la mer ?

Pourtant, si l’on considère les choses avec plus d’attention, la conscience ressemble bien plus à une montgolfière - n’est-ce pas au moins pour partie la même force qui s’y exerce d’ailleurs ? - dont l’altitude irait changeante en fonction des actions de son pilote et des altérations de l’atmosphère. Cela me paraît un juste milieu quant à notre responsabilité personnelle en la matière; nous ne décidons pas tout entier de notre élévation ou de notre effondrement, mais nous avons tout de même la main sur les brûleurs et la soupape. De rares fois, nous parvenons assez haut pour avoir une bonne vue sur le paysage complet de notre expérience. Le vertige ou peut-être la laideur du spectacle, pourtant, nous ramène bien souvent plus près de la terre ferme. Que cette image me rachète un peu d’avoir traité les inventeurs de cet appareil si ingénieux de fous, lorsqu’ils m’exposèrent leur projet - mais enfin, quelle idée, de me parler à moi, si ignare, de ce genre de choses, comme si j’avais une quelconque autorité sur ces affaires hautement scientifiques ? Mais c’est le drame de trop bien réussir quand on mystifie; les gens viennent vous demander des conseils, des avis, des recommandations que vous vous trouvez bien incapable de fournir.

La conscience réveillée - atteignant enfin l’altitude nécessaire à une certaine hauteur de vue - commence le plus souvent à se pencher sur elle-même, comme je le fais dans cette page, comme si les passagers du ballon, voyant leur ombre démesurée sur la plaine qu’ils survolent, s’y intéressaient plus qu’au reste. Il existe un art consistant à s’emparer de ce bref moment où les paupières se soulèvent enfin, et à pousser les yeux dans une direction plus intéressante - mais je ne le possède manifestement pas encore tout à fait. Que te dirais-je, de toute façon, cher journal ?, les temps présents ne méritent pas le crédit que leur donnent les journaux. Certains sports tombent en désuétude, mais gardent toujours un dernier carré de spectateurs, qui se souviennent des époques plus glorieuses, et continuent de comparer des athlètes de moins en moins accomplis à leurs illustres prédécesseurs. Oh je ne voudrais pas que tu me prennes pour un de ces obsédés de la décadence; les époques aussi ont leur changement d’altitude, d’aiguisement et d’émoussement des consciences, encore que tous ne tomberont pas d’accord sur la manière dont on le mesurerait, et je crois volontiers que dans un quelques mois ou quelques années j’aurai à mon tour le souci de vouloir noter tel ou tel fait important. Mais pour l’heure je ne vois que des perpétuations lorsque je regarde par la fenêtre; et quant aux joyeux hasards présents de ma vie privée, je ne voudrais pas t’en encombrer, car j’en parle déjà trop à autrui. Et pourtant - je me réveille, sans savoir si c’est pour quelques secondes ou pour me lever tout à fait.

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