Exorcisme

Publié le 11.08.2021

Cher journal,

Nous avions enterré son Auguste Majesté quelques semaines auparavant quand les premières apparitions furent rapportées. D’abord, des gardes ou des serviteurs affirmèrent avoir vu son spectre. On n’y prêta guère attention. Il se montra à la plus petite aristocratie; on pouvait encore fermer les yeux sur le phénomène. Deux membres du Conseil le croisèrent dans un couloir - mais ils faisaient partie de la fournée de ceux qu’il fallait de toute façon évincer avec la succession. Nous traversions ce moment crucial où le personnel tombé hors de grâce se trouve rappelé d’exil, tandis que les anciens favoris iront occuper la place devenue libre, à l’autre bout du royaume ou dans le monastère hors de ce monde. En fin de compte, le spectre apparut à son héritier. Cette fois-ci, on ne pouvait plus ignorer la réalité du fantôme. Pour ma part, je n’étais que l’apprenti du géomancien de la cour, mais celui-ci avait eu la mauvaise idée d’attraper la même maladie que celle qui avait emporté le souverain. Il devait y survivre, mais non sans devoir garder le lit pendant près d’un an.

C’est donc à moi qu’incomba la tâche de mettre fin aux tourments du fantôme - ou, à tout le moins, de s’assurer qu’il ne traverserait plus, après le coucher du soleil, les murs du palais. Cela me valut de nombreuses nuits sans sommeil, où j’attendais désespérément qu’il daigne se manifester en ma présence. Hélas, le lendemain, j’apprenais qu’on l’avait aperçu généralement exactement à l’endroit opposé où j’avais monté la garde. Les témoignages de ceux qui l’avaient vu ne me furent d’aucune aide. Le fantôme ne parlait pas; il ne se donnait même pas l’effort de mimer quelque chose, où même de pointer du doigt. Il se contentait de flotter là, pratiquement immobile, avec l’impavidité que son Auguste Majesté affichait déjà lorsque, avant son trépas, elle siégeait sur son trône. Comment deviner, dès lors, les raisons de son refus acharné de rester dans l’outre-monde, comme il convenait ? Un monarque si conformiste, de son vivant, ne pouvait se montrer soudainement si excentrique sans raison.

Peu à peu, les rumeurs qu’on consentit à me faire parvenir me laissèrent comprendre pourquoi nul autre ne voulait mener à bien la tâche que l’on m’avait confiée. La majorité des courtisans tenaient pour certains que feu son Auguste Majesté, malgré l’apparente maladie qui l’avait emporté, ne devait son décès qu’à un empoisonnement. Le nom du coupable variait cependant selon les uns et les autres. Nul ne pouvait décemment soupçonner son héritier; on citait plutôt un certain ministre, un haut dignitaire, un aristocrate de premier ordre, un vague prince, une concubine maltraitée, un espion étranger. À l’évidence, il fallait identifier qui était exactement le coupable pour que le spectre ne revienne plus chaque soir - mais comme aucune de ces hypothèses ne reposait sur des preuves sérieuses, cela revenait à lancer une grande accusation contre des gens bien trop haut placés. Corvée qui revenait tout naturellement à un apprenti et un barbare comme moi-même, qui de toute façon n’avait pas la capacité de comprendre exactement la cartographie de la cour, et finirait certainement par être éconduit à la frontière après s’être ridiculisé après avoir incriminé un personnage trop important.

Comme j’avais compris au moins cet aspect là de la situation, je décidais que la meilleure stratégie était de donner l’impression que je me démenais, sans pour autant avoir aucunement l’intention de faire quoi que ce soit. Aussi me vit-on courir à tout moment d’un bout à l’autre du palais, me livrer à diverses gesticulations dont j’espérais qu’elle pouvait passer pour des rituels d’apaisement et consulter aussi publiquement que possible tous les moyens de divination connus. Après plusieurs mois de ce régime, l’opinion générale à mon sujet devait sans doute être que mon dévouement dépassait mon incompétence; le spectre du souverain continuait à apparaître ça et là, et je ne l’avais toujours pas vu. J’aurais pu tenir encore longuement je pense, si le successeur en personne ne m’avait pas convoqué, à la surprise générale - y compris la mienne, car on ne pouvait imaginer que l’occupant d’un trône aussi élevé daigne consacrer en personne ne fût-ce qu’une seconde à un avorton de mon espèce. Avec la courtoisie un peu sèche qui seyait à son rang, il me demanda comment progressait ma mission. Si mon rapport avec la vérité est parfois trouble, en présence d’un détenteur du pouvoir suprême, je suis de l’opinion qu’il vaut mieux parler franchement. Je reconnaissais mon incapacité crasse à régler le problème, et suppliait Son Auguste Majesté de trouver quelqu’un de plus efficace que moi-même. Pour prouver à quel point les responsabilités qu’on m’avait confié me dépassaient, j’avouais au souverain que je n’avais encore même pas vu moi-même le fantôme qu’il me fallait exorciser. Hélas, sa réaction ne fût pas celle que j’attendais. “Il est possible que mon père vous évite; auquel cas, vous êtes exactement ce qu’il me faut. Il m’importe peu que son fantôme hante le palais; mais il me déplaît qu’il vienne dans ma chambre. Cela trouble mon sommeil. À partir de maintenant, vous dormirez dans l’antichambre de mon appartement; on vous fera installer une couchette.”

Et voici comment, pendant une demi-année, l’essentiel de mon emploi fut d’être à un ectoplasme ce que la naphtaline est aux mites - lesquelles n’osaient quant à elles pas franchir l’enceinte du palais. Mes ronflements me valurent enfin le licenciement, l’exil - et puis, le bannissement. À ce jour, je ne sais toujours pas pourquoi le fantôme revenait de la sorte - ni même s’il ne se résumait pas à une banale hallucination collective. Les livres d’histoire sur la période écrits depuis se perdent en conjecture quant aux causes réelles de la mort de Son Auguste Majesté. Parfois je me demande si ce n’est pas moi qui l’ait empoisonnée sans même m’en souvenir.

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