Changements
Publié le 14.08.2021
Cher journal,
J’ai le plus grand mal à me comprendre ces derniers jours; mes sentiments coulent sur moi-même comme des couleurs non fixées sur une fresque. Par moment, il me semble être d’une grande patience, qualité dont je dispose pourtant assez peu; et une heure après, je ne tolère plus rien, je me dispute pour des broutilles, et je rend la vie impossible autour de moi. Je prend machinalement dans les mains un outil, je le manipule quelques instants, et voici déjà que je veux m’en débarrasser. Je sors faire une course dans l’espoir de me concentrer sur une tâche sommaire; je ne parviens pas à me mettre d’accord sur l’itinéraire. Je prends une direction, je fais demi-tour, et je rebrousse à nouveau chemin alors que j’avais déjà parcouru la moitié du trajet, revenant à mon premier choix. En fin de compte, arrivé au magasin, j’achète autre chose, et je ressors mécontent. Je casse le bouton qui manipule la fréquence d’écoute de la radio à force de le tourner dans tous les sens. Je voudrais tout changer mon visage, mais après plusieurs minutes devant le miroir et ayant laissé ma main circuler au-dessus de diverses pommades, je renonce. Seule la musique semble donner, brièvement, une forme fixe à mes idées; et encore, le temps d’un air seulement.
J’ai plus d’appétit que d’habitude, expérience qui me laisse perplexe. Je ne prétends pas être un pur esprit ou prisonnier d’une caverne neurasthénique. Mais il y a plusieurs sortes de faim; d’ordinaire, la mienne ressemble à un courrier d’information, rédigée avec politesse par quelque administration soucieuse de se faire bien voir, de montrer son zèle et son efficacité. Voici à présent qu’elle prend la forme d’une vocifération soudaine, d’un courrier prioritaire voire directement d’une visite d’huissier. Je n’ai aucune résistance contre ce phénomène si nouveau, et je mange tout ce qui me passe sous les mains. Décidément, je ne me ressemble pas en ce moment.
Peut-être suis-je subrepticement devenu quelqu’un d’autre ? Il doit y avoir des cas connu; on se réveille un beau jour, on vaque à ses occupations habituelles, les gens vous jettent des regards interloqués par moment, et on s’aperçoit brutalement, au détour d’un miroir ou parce qu’on est entré dans un bâtiment où l’on n’a rien à faire, qu’on n’est pas qui on pensait être. Mais non, pourtant, je me reconnais encore trop pour que cette explication tienne. J’ai connu bien des métamorphoses; mais tout changerait en moi que je me retrouverais malgré tout - tout ce qui s’altère, justement, n’est qu’une croûte superficielle, de telle sorte que c’est je suppose par ces grands changements que nous savons qui nous sommes réellement. Peut-être est-ce pour cela que mon humeur, justement, change tout le temps ? Parce que je me cherche moi-même, frénétiquement, de peur de m’être perdu ? Il me semble ne me connaître que trop - me dégoûter même, comme lorsqu’on passe devant une maison que l’on a fréquenté longtemps et dont l’odeur est devenue vaguement insupportable.
Pourtant, on peut toujours se surprendre soi-même. Je crois avoir lu que les chiens s’amusent réellement en chassant leur propre queue. J’aimerais un jour faire sans y réfléchir une action très bonne, dénuée de toute arrière-pensée, et ne m’en apercevoir qu’après coup, et être surpris de ne pas être l’individu mauvais que je soupçonne. Je crois devoir renoncer à cette heureuse surprise. Je devrais peut-être me réjouir simplement d’être encore capable d’inconstance; ce n’est déjà pas si mal. Il me revient en mémoire, je ne sais pas très bien pourquoi, cet amateur de sensations fortes, conducteur de tous les engins rapides, explorateur et aventurier, croisé par hasard dans un bar sous je ne sais plus quel tropique, qui m’avait avoué: “Moi, mon vieux, ce que j’aimerais le plus, au fond, c’est me caser”. Je n’ai jamais su si je devais l’admirer ou le plaindre. Son cas n’est pas le mien: j’ai perdu tout espoir de prendre une forme unique et stable. N’ai-je pas, en somme, simplement du mal à accepter vraiment ce renoncement ?