Veuvage

Publié le 29.08.2021

Cher journal,

La morte-saison venait tout juste de commencer lorsque la veuve du colonel F. arriva chez nous. Je ne voudrais pas donner l’impression de réduire son état civil à son statut matrimonial: si je parle d’elle de cette façon, c’est uniquement parce qu’elle même ne se désignait qu’ainsi. Parvenu au comptoir de l’hôtel, tandis que le groom derrière tirait aisément sa petite malle vert d’eau, elle se présenta: “Je suis la veuve du colonel F.”, sans rien ajouter derrière, comme si cette seule situation devait nous permettre de savoir ce qu’il convenait de faire. Heureusement, le livre des réservations contenait bien une ligne au nom de F., sans la mention d’un quelconque grade le préfixant, mais on ne peut exclure que la réservation ait été prise par Alphonse, notoirement anti-militariste. Je l’amenais à sa chambre, lui vantais la vue sur les montagnes, l’air sain de la région, recommandé par les médecins à tous les poitrinaires, et la qualité de nos sources et nos bains. Elle mit fin à mes efforts publicitaires, m’informant qu’elle désirait se reposer après un long voyage.

Les semaines qui suivirent, je dois l’avouer, Joachim et moi-même passèrent bien du temps à espionner la veuve du colonel F. Pas tellement en vertu de son joli visage, mais surtout de son caractère si régulier qu’elle nous donnait presque honte, nous dont le temps était pourtant ordonné par les règles sévères et les tableaux horaires précis du gérant de l’hôtel. Tôt le matin, elle partait se promener, son chapeau à voilette impeccablement posé sur sa tête; elle revenait à onze heures mais elle ne rentrait pas chez nous; elle allait en face, au café de Mme Vangaden, où elle mangeait toujours le même indigeste gâteau à la crème. Elle passait ensuite l’après-midi à jouer au bridge avec plusieurs autres dames en villégiature. Enfin le soir elle lisait des romans policiers, sur la terrasse de l’hôtel, en buvant un bock qu’elle faisait durer deux bonnes heures. Il lui fallait trois jours pour finir un roman, et le troisième jour, elle emportait généralement le suivant avec elle pour être certaine de ne pas se retrouver dans une dangereuse situation d’oisiveté si d’aventure, un livre terminé, elle se retrouvait les mains vides. Tous ces romans provenaient de la même collection aux couvertures décorées de dessins sensationnalistes.

Après deux semaines où elle ne tenta aucune variation sur ce schéma, l’irruption soudaine de l’amiral J. vint bouleverser l’ordre des choses. Le lendemain de son arrivée, il se trouvait à côté d’elle à au café de Mme Vangaden, et trouva l’audace de venir la saluer. Nous ne pouvions les apercevoir qu’à travers deux fenêtres, et n’avions aucune idée de ce qu’ils se disaient. Mais l’après-midi, l’amiral jouait au trictrac tout près de la table de bridge de la veuve du colonel. Si elle ne fut pas interrompue dans sa lecture du soir, le lendemain, nous eûmes la surprise de voir l’amiral et la veuve partir ensemble en promenade. Je tiens à préciser que Joachim et moi-même n’étions pas les seuls à épier les agissements de ces deux-là; non seulement le reste du personnel de l’hôtel, mais l’ensemble du village ne discutait pratiquement plus que de ça. Dans un endroit où on parlait encore de la visite d’un prêtre défroqué - qui remontait à plus de vingt ans - il va sans dire que cet appariement tout à fait scandaleux ne pouvait que devenir l’unique sujet de conversation. Tout le monde savait fort bien que le pavillon battu par la flotte dirigée par l’amiral n’était pas l’étendard suivi par les troupes du colonel F.; et ces deux pays, sans être tout à fait en guerre, étaient considérés comme des rivaux, dont les échauffourées occasionnelles offraient aux journaux l’occasion de nombreux commentaires. Tout le monde attendait l’épisode qui mettrait enfin le feu aux poudres.

Le caractère belliqueux des deux nations, du reste, ajoutait au piment de l’affaire; dans un pays neutre comme le nôtre, la guerre des autres a toujours quelque chose d’excitant. Malheureusement, les deux pays ne dépassaient jamais l’escarmouche et leurs diplomates mettaient court rapidement à toute tentative d’escalade du conflit. On devait alors, un peu dépité, rentrer les cartes et les petites figurines de plomb qu’on avait sorti, tout heureux à l’idée de pouvoir suivre de loin une bonne campagne militaire, planter des petits drapeaux, se tenir informé de l’avancée des troupes, espérer une contre-offensive - et plaindre, bien sûr, le camp qui subirait la défaite.

Voilà donc pourquoi, lorsque la veuve et l’amiral partaient ensemble le matin, derrière chaque fenêtre du village, on les suivait des yeux avec la plus grande perplexité. De même, le café de Mme Vangaden devenait presque silencieux lorsqu’ils s’y installaient, chacun tentant d’écouter leur conversation. Mais personne ne parvint jamais à obtenir la preuve définitive qu’une liaison s’était nouée entre ces deux là. Après deux mois de villégiature, la veuve rendit sa chambre, non sans nous avoir remercié pour la qualité de notre service. L’amiral ne repartit pas; il finit par acheter une maison pour s’y installer définitivement. Chaque année, on espérait un retour de la veuve pour avoir une nouvelle occasion de les observer. Un jour, l’amiral prit l’habitude de venir prendre un bock à l’hôtel tous les soirs. Il prenait avec lui les mêmes romans policiers, de la même collection, que ceux qu’elle avait coutume de lire.

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