Panier
Publié le 02.09.2021
Cher journal,
Mes impedimenta ont tant augmenté ces dernières semaines que mes promenades se sont étirées. On redécouvre sans cesse que le temps est élastique - quelque chose en nous doit repousser cette évidence et veut en faire le matériel de construction solide avec lequel on érige les colonnes d’un agenda, mais à intervalles réguliers, on doit à nouveau admettre son imprévisible nature. Je me résigne pourtant à avancer plus lentement et à devoir remettre toujours à plus tard la quantité sans cesse renouvelée de mes devoirs, sans trop savoir s’il s’agit d’inconscience ou d’une attaque subite de sagesse.
L’autre soir, mon chemin du retour se trouvant bloqué par le souci local d’entretenir la vie culturelle, ma route a été rallongée encore par un détour. La municipalité ne se contentant pas de cultiver les esprits mais ayant aussi à cœur l’entretien des corps étend peu à peu un complexe sportif. J’ai vu par hasard une vieille photographie du quartier, il y a cinquante ans; un terrain de football se tenait déjà là, dessiné un peu de biais. Depuis, la main un peu maniaque d’un urbaniste l’a redressé correctement, et on y a ajouté plusieurs autres équipements. Pour accommoder un arrondi du trottoir, sont installés deux petits terrains de basketball à un seul panier chacun. Je les regardais avec curiosité, en me souvenant d’un ami qui nous racontait l’autre jour, avec une émotion dissimulée par un certain artifice dans sa prestance, son retour sous le panier.
Après une jeunesse sportive, il avait abandonné pendant vingt ans l’exercice régulier. Le voici pourtant qui, nostalgique, se décide à revenir sur le terrain proche de chez lui; il avise un groupe qui l’occupe, se propose de rejoindre leur partie, et se voit tout naturellement accepté. Le manque d’entraînement lui vaut quelques déconvenues et de son propre aveu, il ne brille pas, même s’il marque quelques points; en outre, il subit quelques désaccords sur les règles, on l’accuse de contrevenir aux usages et d’excès de fougue. Il estime nécessaire - c’était je crois son expression exacte - de leur dire son âge, peut-être à la fois pour qu’on admire ses efforts et pour qu’on accepte qu’il puisse avoir une approche différente des choses. Il ressort de tout cela extrêmement heureux. Il y a quelque chose d’enthousiasmant dans son récit, peut-être par le contraste entre ce bilan pas tout à fait glorieux et le bonheur qu’il tirait néanmoins de l’expérience, ou peut-être parce qu’il forçait à imaginer cet homme toujours bien mis, si convenable en quelque sorte, sous un jour sportif et presque aventureux - mais souvent nous sommes dans l’ignorance quant à ce qui constitue chez les autres leurs audaces et leurs folies.
Revenons à ma promenade; comme je marchais le long de ces terrains, j’y vit deux hommes presque allongés au sol. J’allais d’abord les considérer comme des originaux, avant de comprendre qu’il s’agissait en fait d’ouvriers en train de tracer au sol les lignes de tir. L’odeur soudaine de la peinture me parvint comme une confirmation. Ils procédaient avec un soin et une attention qui me mettent toujours mal à l’aise - moi qui suis presque incapable de tracer une ligne droite même avec une règle, le spectacle de l’adresse et de la minutie chez les autres est un perpétuel rappel de mes faiblesses. Mais après tout, les règles des sports sont elles-mêmes souvent d’une grande précision quand elles édictent la taille de l’aire de jeu et de ses diverses démarcations - ce n’est donc que justice, lorsqu’on en applique la lettre et qu’on en matérialise les prescriptions, que de s’appliquer pour leur rester aussi fidèles que possible. Quand on pense aux gestes techniques des athlètes, il est injuste en somme d’oublier ceux qui leur ont fourni le terrain sur lequel ils peuvent en faire la démonstration.
Je n’ai jamais eu l’occasion d’inscrire un panier. Je ne sais pas si cela me manque. Ma première rencontre avec ce sport m’a du reste valu de me briser le poignet. Je le cassais une deuxième fois, peu de temps après, en jouant au football - voici je suppose pourquoi je ne suis pas un grand sportif, car dès mes premières tentatives, mon corps semblait protester de toutes les façons possible contre le modeste exercice proposé. On enlève les plâtres avec moins d’attention, me semble-t-il, que l’on peint la ligne de tir.