Gentilhomme

Publié le 07.11.2021

Cher journal,

Andrea en passant tout à l’heure récupérer son exemplaire des Nouvelles Berlinoises, m’interrogeait sur le fameux X - son nom est tellement illustre que je ne peux, en bonne conscience, même dans une page aussi confidentielle que celle-ci, l’écrire en toute lettre. Il est de notoriété publique que nous sommes amis. Je dois le voir au moins une fois par mois. “C’est incroyable, n’est-ce pas, de nos jours, que nous puissions encore avoir des hommes aussi élégants et fins ?” demandait-elle en agitant quatre morceaux de sucre dans sa tasse de thé. J’opinais avec la politesse exigée par ce genre de question - mais non content de désapprouver ce “nous puissions” qui semblait suggérer une responsabilité collective dans ce phénomène, je devais surtout réfréner le désir de lui dire combien elle se trompait. Hélas, tant de gens m’ont déjà tenus pareils propos - ah !, quelle chance vous avez de connaître X., racontez-moi un peu quelles choses délicieuses il a pu vous dire ! - que je sais qu’il ne sert à rien de les détromper.

Mais X., dont toutes les interventions publiques sont remarquables par leur grâce et leur distinction, se comporte avec moi fort autrement. Il dit des choses libidineuses, se plaint de tous ses menus ennuis de santé et donne au sujet de sa digestion des détails qu’il est généralement admis qu’on ne les partage pas. Même sa voix me paraît différente, plus bourrue et prompte à passer des mots aux grognements. Je ne doute pas que X. considère notre amitié comme un grand honneur qu’il me fait, quand bien même nos relations relèvent à bien des aspects de l’accident - il ne se rend pas compte à quel point tout cela me pèse. Peut-être, à vrai dire, est-ce moi qui lui rend, sinon un honneur, au moins un grand service; il ne doit pas avoir beaucoup de gens dans son cercle avec lesquels il peut être enfin lui-même et cesser un instant de maintenir l’apparence de parfait gentleman qu’on lui reconnaît partout. Mais je me flatte encore; on pourrait tout aussi bien hasarder qu’il adapte ses mœurs en fonction de son interlocuteur et qu’il s’imagine comporter d’une façon conforme à mes propres attentes. Donnerais-je donc une telle image de butor ?

Enfin on comprendra aisément que je ne peux révéler à tous ceux qui s’extasient devant lui ces pans moins glorieux de sa personnalité. Je paraîtrais d’une mesquinerie absolue, à supposer même que l’on me croit. Aussi je ne peux que confirmer la légende qui l’entoure et même d’y contribuer puisqu’on me presse de raconter des anecdotes et d’illustrer dans le caractère plus privé de l’existence les mille et une courtoisies dont on l’imagine capable. Puisque je n’en dispose d’aucune, je dois donc les inventer. Je dois avouer que rien ne m’horripile autant que les réactions des uns et des autres à ces occasions; certains se lancent pratiquement dans des applaudissements in abstentia et je ne compte plus les “Ah, mais oui, c’est tout à fait ainsi que je l’imagine !”.

Mais sans doute est-ce là un de ces phénomènes banals, dont l’ampleur est ici seulement exacerbée par la célébrité du personnage, laquelle me condamne au silence. Il m’est arrivé tant de fois de commencer un panégyrique d’une relation commune à autrui, pour me voir interrompu aussitôt par des remarques acides à son sujet; à l’inverse, quand j’entreprend un assassinat moral systématique, on me fera valoir ses meilleurs côtés. Je veux bien croire que l’instinct de contradiction est une grande force de ce monde, mais je ne la crois pas suffisante pour expliquer ce phénomène. Dans tous ces précédents, on peut parler librement - le seul risque est de passer ou bien pour mauvaise langue, ou bien d’une bienveillance un peu niaise. Mais si la personne n’est connue, au moins d’une des parties, que par la scène publique, on risque trop de passer pour envieux si on la montre sous son vrai jour. Du reste, les quelques fois où les êtres les plus malveillants m’ont interrogé sur X., cachant à peine dans leur regard et leurs intonations le désir d’entendre par moi quelques défauts si bien occultés au grand monde, alors même que j’avais enfin à ma disposition des oreilles prêtes à entendre la vérité, j’ai continué à entretenir le mythe et à vanter ses manières. Le spectacle de leur plaisir m’aurait été plus intolérable encore.

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