Tribunal

Publié le 01.06.2014

Cher journal,

Elle voulait à tout prix qu’il existât un mal absolu, tout en insistant sur le fait que la question était à ses yeux purement symbolique. Nous avions les mêmes défauts, mais ils nous faisaient arriver à des impasses différentes. Que l’on ajoute à un fond obsessionnel et colérique un peu de paresse intellectuelle, dissimulée par une de ces éthiques du travail qu’arborent souvent les gens qui ont peur de réfléchir sans but défini ; on obtiendra des inquisiteurs dans l’âme. Si je peux finir par admettre que c’est là mon vice profond, ce qualificatif l’eût froissée, car écornant l’image somme toute assez anti-cléricale qu’elle cultivait.

Nous sommes pour la plupart dotés de la dose suffisante de lucidité pour entrevoir le fil qui dépasse et qu’il faudrait tirer pour défaire tout le tissu fautif de notre conscience. Mais il nous faudrait, en plus, un courage inouï pour saborder notre amour-propre, tirer ainsi toute la bobine et découdre ce que nous avons, à force de contradictions admises et de jugements rendus entre nos passions, si patiemment tricoté. Je me demande dans quelle mesure la personnalité, l’individualité ne tiennent pas toutes entières dans les stratégies inventées pour ne pas commettre ce suicide textile, pour survivre à l’intolérable début d’autocritique que nous colportons et qui est devenu, d’un défaut de conception, la base même de notre édifice et l’âme du discours que nous tenons en nous-même.

En la matière, son approche était là encore voisine de la mienne. Elle admettait l’existence de cette tare, et consacrait une grande quantité de temps et d’énergie au moyen de la corriger, sans jamais vraiment parvenir à trouver la force de passer à l’action. Le problème de cette technique, que nous pourrions à la rigueur qualifier d’autodénigrement contemplatif, tient à ce qu’à force d’exercice elle finit par élargir la compétence du tribunal de la conscience, et à nous transformer en des êtres vitupérants, que nourrit seulement l’occasion d’un réquisitoire. En tant que membre de cette secte d’hypocrites, je souris toujours lorsque j’entends cette éternelle parade rhétorique : je suis sévère avec les autres, mais c’est parce que je le suis avec moi-même. Le plus austère des rationalistes peut tomber dans le piège de la magie sympathique.

Mais la sévérité absolue serait de tirer le fil, sans savoir s’il viendra resserrer une maille fautive ou s’il s’agit d’un véritable détonateur. Je ne pouvais bien sûr pas lui répondre tout cela, et je la voyais sombrer peu à peu, incapable de l’aider. Du reste elle s’était avisé un jour que j’étais quelqu’un d’essentiellement malfaisant, et que seules d’heureuses circonstances m’empêchaient de céder à je ne sais quelle nature plus ou moins redoutable. Je te laisse, cher journal, en décider – puisqu’à bien y regarder, t’écrire est ma nouvelle manière de traiter mon propre fil rebelle, pour pouvoir enfin de me débarrasser des idées que j’avais en partage avec elle et tant d’autres.

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