Intimité

Publié le 08.07.2014

Cher journal,

La chose la plus mystérieuse au monde est l’intimité de la vie quotidienne des autres. Le voyeurisme est un mal universel, quand bien même il n’a pas chez tout le monde des fins érotiques. Toutes les tentatives de l’institutionnaliser sont du reste criminelles, car elles reviennent à détruire la vie intime et par là l’authenticité de la vie privée ; outre l’horreur politique que cela représenterait, ce serait tuer en nous le plaisir voyeur : c’est bien la découverte d’un trait idiosyncratique qui nous plaît. Si toutes les fenêtres de la rue donnent sur le même salon, qui ira espionner par la fenêtre ?

J’ai pour ma part la relation la plus immature possible au problème. Comme un enfant qui trépigne entre gêne et excitation lorsqu’on prononce une vulgarité en sa présence, toute brèche de l’intimité provoque chez moi ce même mélange.

Ainsi, voir comment les autres familles s’organisent me fascinait. Par exemple, les L*** vivaient dans l’opulence, le mauvais goût, et une certaine générosité antique, peut-être entachée d’un peu de clientélisme, mais non moins indéniable. Leur appartement était un capharnaüm improbable, hanté par les bruits d’une famille aussi nombreuse qu’agitée. Je m’étais lié d’amitié avec le plus âgé des garçons. Je me souviens encore de m’être moqué avec lui de chaussures à vrai dire assez ridicules qu’avait achetées sa grande sœur et dont elle était très fière. Moquerie tout aussi puérile qu’hypocrite, sa coquetterie ne me laissait pas indifférent mais je ne m’en rendis compte qu’après ; un jour, quand il fût décidé brutalement que j’accompagnais toute la famille à un mariage – aventure, certes, mais qui supposait un degré de familiarité auquel je ne me sentais pas encore parvenu – tout le monde se préparait en grande hâte. Empruntant par hasard une porte, je surpris la fameuse aînée de la famille, torse nue, qui s’enfuit à moitié en se cachant les seins. Par une fatalité sensuelle, lorsque je vois l’exact même geste pudique, fait d’une seule torsion du bras droit venant se porter sur le torse, fût-ce dans la tenue la plus décente et sans avoir pour but de cacher quoi que ce soit, bref, dans ces circonstances sans rapport aucun avec celles-ci, j’ai presque toujours un sourire intérieur.

Les L*** se disputaient devant moi, ce qui me surprenait toujours. Je revois encore leur mère poursuivre l’un d’eux, décidée à lui faire peur en agitant la cravache qu’elle emportait pour se rendre à je ne sais quel cours d’équitation. En y réfléchissant bien, le peu de temps que j’ai passé en leur compagnie occupe une place déraisonnable dans ma mémoire, tant ils m’étonnaient. Je revois encore l’entrée de leur appartement, avec deux immenses vases chinois ; le premier rempli de galets, le second de mauvais romans d’espionnage.

Cette fascination gênée n’a guère changé. L’autre jour, pour une question stupide d’intendance, je me retrouvais à devoir frapper à la porte d’un voisin, un vieux rondouillard toujours très soigné. Il m’ouvre et je le trouve en maillot de corps. Je me retrouvais à balbutier de gêne – mais lui, tout naturel, toujours le même air jovial. Son appartement, que j’entrevoyais pour la première fois, ne correspondait en rien à l’idée que je m’en faisais – j’imagine toujours, par un réflexe impossible à corriger, les lieux où habitent les gens que je rencontre, fût-ce le plus brièvement au monde. Cette invasion soudaine de sa vie intime me donnait l’impression d’avoir sauvagement agressé le vieil homme, qui fût pourtant des plus aimables à mon égard.

De la même manière, je ne supporte guère laisser entrevoir ma propre vie quotidienne, sous tous aspects (d’où un recours fréquent, je suppose, au mensonge). Quoi de plus intolérable, par exemple, que les gens qui, à peine arrivés chez vous, se jettent sur votre bibliothèque et commencent à l’étudier sans vous avoir demandé auparavant si la chose ne vous dérangeait pas ? Je dis cela tout en ayant commis d’innombrables fois ce petit crime.

Cet embarras pathologique agace certains proches, mais je suis le premier à en souffrir. Je ne peux compenser cette bégueulerie que par une aisance des plus feintes et des plus insupportables. Malgré les efforts que je fais pour lutter contre ce penchant, je crains qu’il soit impossible de m’en défaire complètement. Ce serait probablement, si l’occasion m’était donnée de me transformer profondément sans effort, l’une des premières choses que j’altèrerais ; un pas pour m’extirper de mes aspects les plus petits et mesquin – mon cerveau de boutiquier.

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