Mondanités
Publié le 02.10.2014
Un récit de vacances
Cher journal,
Je n’ai rien d’un aventurier ou d’un baroudeur. Marcher en pleine nuit dans une ville que je ne connais pas, sans aucun endroit où aller, ne me plaisait donc aucunement. Par ailleurs, mon expérience passée avec les coutumes hôtelières locales ne m’avait pas donné envie de réitérer l’expérience. J’avançais nerveusement, sans destination. A force de serrer et détendre mes poings dans les poches de ma veste, je m’aperçus que j’étais en train d’y déchirer un bout de carton. Après examen, il s’agissait de la carte du sympathique membre des services secret qui avait voulu s’entretenir avec moi l’avant-veille. Voyant une cabine téléphonique, je décidais de l’appeler malgré l’heure tardive.
« Monsieur R. ? Quelle bonne surprise ! Je suis justement en train de donner une petite soirée… nous serions très honorés si vous vouliez vous joindre à nous ! » Cher journal, permets-moi de préciser un peu mon caractère sur un point : il y a peu de chose que je déteste plus que les mondanités de groupe. Mais compte tenu de la situation, je me décidais à ne pas faire la fine-bouche et j’acceptais, manifestement à la grande joie de l’agent – que je désignerai désormais, pour des raisons évidentes, comme l’Agent X.
Il ne me fallut qu’un quart d’heure pour rejoindre son domicile, dans un vieil hôtel du XIXe siècle découpé aujourd’hui en appartement. Je sonnais à la porte. On vint m’ouvrir. Devant moi se tenaient une dizaine d’individus dans des robes jaunâtres ridicules et portants des masques d’animaux. L’un d’entre eux, d’un air particulièrement réjoui, me fit signe d’entrer. Je reconnus l’agent X à sa voix. Nous nous amassâmes tous dans son salon, avec guère de place pour tous y tenir car une immense maquette représentant le palais présidentiel prenait l’essentiel de l’espace. « Ah, cher monsieur R., comme je suis heureux de vous revoir. Vous aurez compris, car vous êtes manifestement un homme d’une grande vivacité, que vous vous trouvez au milieu d’un front de libération prêt à frapper un grand coup. Nous attaquerons le pouvoir là où il s’y attend le moins, devant ses ors et ses pompes. Mais d’abord… quelqu’un a-t-il une robe et un masque en plus à prêter à Monsieur R. ? Il serait injuste qu’il se trouve le seul d’entre nous à visage découvert. » L’une des convives assura qu’elle avait le nécessaire dans son sac, et, écrasant les pieds de tous ses co-conspirateurs pour sortir récupérer son accessoire, elle en revint avec le matériel nécessaire, après une nouvelle séance de piétinement. Il me parut impoli de refuser de me couvrir de ridicule en même temps qu’eux.
« Dois-je comprendre, dis-je à mon hôte, que la fameuse cabale internationale visant à assassiner le chef de l’Etat vient en réalité du cœur même du pays ?
- Vous comprenez très justement. Toutefois, nous n’avons rien de chauvin, et nous admettons que toute entreprise, à l’heure contemporaine, se doit d’avoir un tour mondialisé. Nous serions ravis que vous acceptiez d’être notre caution internationale. Enfin au moins à titre temporaire dans un premier temps. » Les autres acquiescèrent bruyamment. A nouveau, je n’eus pas le cœur de refuser. Mais je m’enquis tout de même des raisons pour lesquelles je devais devenir le complice d’un assassinat politique.
« Ah, très cher monsieur R. !, je suis heureux de voir que vous n’êtes pas du genre à rejoindre une cabale sans vous intéresser un peu à ses racines idéologiques. Trop de gens, de nos jours, cherchent simplement à commettre des crimes sans motivations réelles. Nous cherchons, pour notre part, à avoir dans notre petit complot des individus passionnés, avec une vraie culture de la révolution. Le problème, vous allez le voir, est très simple. Le pouvoir en place a favorisé, au sein de la population, une certaine culture du bouc émissaire. Avec une mauvaise foi assez formidable, le Président affirme partout que le pays est victime de la malveillance universelle et que des groupuscules cherchent à nous nuire. Notre chef d’Etat étant indéniablement rusé est resté extrêmement flou dans ses accusations. Le peuple, qui fait de son mieux, a pris le parti de le croire. Partout, on n’entend donc plus parler que de conspirations.
- Je comprends. Vous méprisez cette stratégie politique alors qu’il y a tant à faire pour régler les vrais problèmes…
- Vrais problèmes ? Quels vrais problèmes ? Mais tout est là, monsieur ! Il n’y a plus de problèmes. Plus aucun, et ce n’est pas faute de chercher. Une série improbable d’homme d’Etat exceptionnels, de circonstances on ne peut plus favorables et de générations talentueuses nous ont amené dans une situation telle que les politiciens nous sont devenus inutiles. Enfin, ouvrez les yeux ! La criminalité est inexistante. L’économie se porte à la perfection. Tous les indicateurs, en matière de santé, de démographie d’éducation, que sais-je !, sont au beau fixe. Oh, bien sûr, il y a bien telle ou telle situation individuelle, tel ou tel problème mineur, technique, ennuyeux. Mais si on n’y regardé pas de trop près, tout va bien. Comment peut-on gouverner un Etat dans des situations pareilles ? Nous comprenons du reste parfaitement la situation de nos politiciens.
- A vrai dire, interrompit l’un des conspirateurs, nous agissons dans leur intérêt. Et ce, y compris dans l’intérêt de notre actuel président. Voyez-vous, nos politiciens s’ennuient. Leur métier n’a plus rien d’excitant. Il est du devoir de toute âme charitable de réintroduire un peu d’action dans leur vie, et, se faisant, dans la nôtre. Car une aphasie générale nous guette si nous n’y faisons pas attention. »
L’agent X. acquiesça à tout ce propos et surenchérit. « Nous saluons même, jusqu’à un certain point, cette idée présidentielle de pousser la population dans la théorie du complot. Mais voilà, nous avons tant excité la plèbe sur la malveillance de l’ennemi qu’elle va finir par être déçue si celui-ci ne finit pas par se montrer au grand jour. En temps ordinaire, nous aurions pu à la rigueur espérer de l’aide de quelques ennemis parmi les innombrables nations que compte le monde. Mais nos diplomates ont si bien œuvré que nous ne sommes désormais la cible de personne et que nous sommes en paix avec tout le monde. La solution ne peut donc venir que de nous. Bien sûr, l’assassinat politique est un crime odieux. Mais c’est aussi un formidable hommage à la politique visionnaire de notre chef d’Etat. Nous venons, n’est-ce pas ?, à sa rescousse. »
Je compris qu’il fallait à présent manifester combien j’étais d’accord avec ce diagnostic. En hochant vigoureusement la tête, je vis dans un miroir mon reflet. Le masque que l’on m’avait prêté représentait la figure vaguement humanoïde, légèrement malveillante, et par-dessus-tout écaillée d’une tortue.