Coquille
Publié le 11.10.2014
Un récit de vacances
Cher journal,
Les événements que j’ai relatés me permirent donc de faire la connaissance du rédacteur-en-chef du quotidien Le Phénomène, lequel m’invita presque immédiatement visiter les bureaux de son journal, cachés dans un bunker protégé par plusieurs couches de barricades afin de le garder de la vindicte populaire. A peine entré, je me retrouvais dans une pièce nue éclairée au néon, où déambulaient quelques journalistes qui maintenaient contre leur oreille des coquillages.
« Je suis heureux de vous voir admirer notre atelier de conchyliographie ! Constatez par vous-même que nous sommes à la pointe du progrès, ici. Dès que nous trouvons une invention, une innovation, un je-ne-sais-quoi disruptif et révolutionnaire, un prodige aberrant, une excentricité, une audace, nous en faisons aussitôt l’adoption ! Notre métier, c’est ce qui est nouveau, ce qui est choquant, ce qui réveille les consciences endormies ; nous ne sommes pas seulement, non monsieur !, la digue contre les mensonges, mais aussi le promontoire osé qui va taquiner la mer tumultueuse qui fera s’échouer l’Avenir sur les grèves. » Tout en regardant le rédacteur s’emballer ainsi, j’examinais ses hommes qui marchaient au pas, écoutant gravement leur conque en prenant parfois des notes. Nous quittâmes ce vestibule pour entrer dans la salle de rédaction, où la majorité des occupants semblait surtout lire les journaux de la concurrence.
Le rédacteur-en-chef échangea quelques mots avec un des siens. Bombant le torse, il m’expliqua : « Il ne peut s’écrire une seule ligne dans ce pays sans que nous la repérions. Si quelqu’un parle de quelque chose, vous comprenez, nous devons le détecter aussitôt, comprendre pourquoi ; qu’est-ce qui peut bien pousser la population à s’intéresser à tel ou tel détail de l’actualité ? Après cela, nous pourrons écrire ce que nous appelons un papier de société, sur les goûts du public, ses faiblesses, ses bonheurs, ses prédilections si particulières. Nos lecteurs sont très soucieux de se connaître eux-mêmes et nous leur devons bien cela. » Je passais devant une cohorte d’éditorialistes qui débattaient entre eux de leurs mérites respectifs. Des pendules indiquaient l’heure exacte pour tous les quartiers de la capitale. Des deux côtés opposés de la salle, des sémaphores communiquaient entre eux, agitant leur bras dans toutes les directions.
Le rédacteur me conduisit jusqu’à son propre bureau, qui offrait sur toute la pièce une vue de stratège. « Bon, voilà, c’est cela Le Phénomène. Je ne suis pas aveugle, je vois bien que la population semble, disons, insatisfaite du résultat. Mais vous devriez-voir les autres journaux, c’est pire. Du côté de Considérations, ils n’ont plus un sou, c’est la guerre civile permanente, il faudrait qu’ils ferment mais ils ne veulent pas, ce sont des romantiques. Chez L’Aristide, c’est autre chose, ils inventent un scandale tous les jours, ils ne savent pas doser leurs effets. Et puis ils ont décidé d’arrêter d’éduquer le lectorat. Quelle erreur tragique. » Il épousseta les photographies sur son mur et soupira. « Les crieurs publics nous tuent monsieur, voilà la vérité. Ils sont plus nombreux, plus organisés, mieux financés, tout le monde se les arrache. Qui a envie d’acheter un journal quand il suffit d’être réveillé sur le coup de minuit par un gamin qui vient vous hurler les nouvelles ? Personne. » Ce constat déprimant le fit s’effondrer sur sa chaise, tandis qu’il me recommandait d’en faire autant et de profiter d’un canapé en cuir.
Je ne pouvais mieux tomber. Je proposais à mon nouvel ami un scoop exceptionnel. Il parut d’abord sceptique, puis, au fur et à mesure que je racontais l’essentiel de ce que j’avais à dire, commença à remplir de griffonnements une feuille volante. Quand j’eus enfin détaillé le peu que je savais de la conspiration, il tapa du poing sur la table. « Bon, mon vieux, c’est gagné, vous faites la Une, les services secrets qui complotent pour tuer le président, c’est formidable. Ceci étant, ce que les gens veulent, c’est de l’humain, du concret, il leur faut connaître le lanceur d’alerte. Il va nous falloir plus d’informations à votre sujet – nous allons faire un portrait. » Je refusai, assurant que malgré ma vanité bien naturelle, il me paraissait plus prudent de rester aussi anonyme que possible. Il voulut bien céder à condition que je lui fournisse tout de même le minimum de matière : « Mais enfin, vous avez bien un nom, un titre, n’importe quoi de tangible pour vous identifier un peu aux yeux du lecteur ? » Sans réfléchir, je me présentais immédiatement à ses yeux comme le Docteur A., spécialiste en para-neurologie.