Soins
Publié le 13.11.2014
Je navigais à peu près dans ses bonnes grâces. Il me fît donc l’honneur d’une invitation à dîner chez lui. Nous n’étions pas tout à fait des égaux, mais il aimait affecter le contraire et, plutôt que de me faire sentir ma position de subordonné, laisser entendre que régnait entre nous une certaine camaraderie. Sans qu’on puisse réellement savoir ce qu’il pensât, il s’efforçait d’être toujours agréable. Cela donnait parfois l’impression de parler à un masque, mais qui serait si charmant qu’on ne trouverait guère l’occasion de lui en faire reproche. J’avais appris par les ragots habituels différentes rumeurs sur sa jeunesse. Je doutais pouvoir profiter de la soirée pour les confirmer; comme tous les gens dont la politesse finit par être exaspérante à force de vous pousser à l’humilité, il ne parlait jamais de lui.
Alors que j’arrivais dans le salon de sa garçonnière, voulant montrer que je ne ressentais aucune gêne, je jetais un peu négligemment mon manteau sur une chaise. Il me dévisagea, semblant mûrir intérieurement une décision compliquée, de ce regard un peu faussement profond qu’on souvent les modèles de Whistler. En fin de compte, il s’empara de mon manteau et, lui donnant quelques coups vigoureux pour le défroisser, l’accrocha à un cintre. “Vous savez, me dit-il, à une époque, je faisais des affaires en Crête. Enfin, je dis des affaires, c’est un peu excessif, j’étais une espèce de marin, si vous voulez.” Après cette révélation qui allait plus loin que la plupart des fables qu’on m’avait raconté à son sujet, il se tût pendant de longues minutes, silences habituels chez lui, tout en jouant du mécanisme de ses boutons de manchettes.
« Là-bas je me liais d’amitié avec un camarade anglais, de vingt ans mon aîné. Un soir qu’il passait chez moi…
- Excusez-moi, mais si vous étiez marin, vous aviez un chez-vous ? Vous voulez dire, votre cabine ?
- J’ai dit une espèce de marin…. Il passe chez moi, et, comme je le faisais alors si souvent à l’époque, je jette ma veste sur mon lit, sans y faire attention. A peine le vêtement retombé, il s’en est emparé et l’a posé sur le dossier d’une chaise, s’assurant que les manches reposaient bien et ne risquaient pas de prendre des plis, plissant le col du mieux qu’il pouvait. Lui qui n’a jamais joué de notre différence d’âge fît là une exception. Aucune jeunesse, m’asséna-t-il, ne peut justifier qu’on ne traîte pas bien ses vêtements; il faut prendre le plus grand soin de ses affaires, et c’est là le début de la vie morale. »
Tandis qu’il me rapportait ce qui avait été pour lui un grand rite initiatique, et qui m’apparassait tout de même comme une banalité, je lui expliquais que je me souviendrais certainement de cette perle de la sagesse britannique. Le reste du dîner fût à peu près convenable, mais je compris que mon geste en entrant chez lui m’avait condamné à ses yeux, et qu’il me verrait toujours comme une espèce de sauvage. En dépît de ma bévue, ou peut-être précisément à cause d’elle, il fût singulièrement aimable toute la soirée, racontant diverses anecdotes, me donnant d’excellents conseils de lectures, et me recommandant plusieurs adresses. Mieux encore, il ne s’alarma pas trop lorsque je renversai mon verre de vin sur sa nappe Ekelund.
Quand vint l’heure de partir, il me rendit mon manteau, après de multiples gestes pleins de minuties pour le retirer du cintre où il l’avait placé quelques heures auparavant. Je tentais en vain d’imiter son adresse pour l’enfiler, mais ma gaucherie naturelle fût décuplée par son regard permanent. Arrivé chez moi, je m’en débarrassai à tout jamais.