Défaut

Publié le 10.12.2014

Cher journal,

Je suppose que nous sommes tous dotés, à des degrés divers, de vices et de lucidités. Et si aléatoires, si variées, si imprévisibles soient les courbes de ces deux fonctions pour chacun, il doit toujours ou presque se trouver un point où elles se croisent; et certains vices sont si colossaux qu’il faudrait la dernière des cécités pour ne pas les constater chez soi-même. Je sais bien qu’il existe une opinion contraire, selon laquelle on est souvent aveugle en proportion de la taille de ses propres défauts, mais il en va à mon sens autrement. Sans doute dans la mesure où chacun, constatant en lui-même tel ou tel penchant mauvais, réagira différemment; les uns, dans un acte de volonté héroïque, combattront sans relâche, et parfois même avec succès, leur indélicatesse; les autres, plus lâches ou peut-être plus philosophes, constateront la tare comme ils observeraient un kyste disgracieux mais dont l’ablation serait en fin de compte trop complexe, trop coûteuse ou impossible.

Le plus fascinant à cet égard me paraît le vice de société. Ainsi, les médisants appliquent souvent à eux-même leur inclination, et sont les premiers à reconnaître qu’ils ne brillent pas par leur bienveillance. Les maladroits dont la langue va plus vite qu’ils ne l’aimeraient, sont reconnaissables à la tête qu’ils font lorsqu’ayant à nouveau parlé sans prêter attention, ils découvrent toutes les implications de leur propos. Et, appartenant moi-même à cette honteuse catégorie, je peux témoigner que cette grimace soudaine, sans pouvoir bien sûr la voir, j’en connais l’empreinte sur les muscles de mon visage, ainsi que la chaleur soudaine qui l’accompagne.

Un œil même non entraîné peut aisément distinguer celui qui vient de succomber à son démon et s’en trouve aussitôt navré. Mais le degré réel de la tentation reste insondable; et parfois, on voit la personne manquer de trébucher, se trouver au bord de la faute, longer le précipice comme si cela suffisait à donner la sensation ennivrante de la chute. Monsieur M., ainsi, s’embrouillait en permanence, et, immanquablement, finissait par donner l’image d’un sot parce qu’il aimait trop commencer les phrases sans connaître leur fin. Il parlait pour meubler, défaut commun, qui disparaît d’ordinaire à la fin de l’enfance, et qui, passé un certain âge et arrivé à une certaine situation, surprend et embarrasse. Aussi faisait-il des plaisanteries inutiles et sans esprit, se lançait-il dans des monologues sans queue ni tête, enfin voulait donner l’impression de faire le pître pour se racheter. Comme il n’en restait pas moins plein d’astuce, il arrivait souvent que son propos finisse par taper juste et qu’une boutade soit plaisante; mais chacun de ses mots apparaissait comme un coup du jeu de la bataille navale, qui doit en fin de compte bien plus au hasard qu’à une fine stratégie. Mais régulièrement, on le voyait peiner à finir une phrase, et tenter une espèce de plaisanterie tournée contre lui-même, ou les jours les moins fastes, contre la capacité de son interlocuteur à le comprendre.

Ces vices que l’on constate chez soi-même chaque fois que l’on s’y adonne parviennent ainsi à frapper deux fois ceux qui y assistent ou qui les subissent; ainsi, en plus de la méchanceté, de l’avarice, de la vanité ou toute autre manifestation à laquelle on n’assiste d’ordinaire qu’avec déplaisir, vient s’y ajouter en plus la gêne, parfois insoutenable, de voir quelqu’un céder à ses instincts et en être conscient.

Et lorsque j’examine tous ceux que je connais, qui ont pu me faire souffrir par leurs travers, et dont je vois immédiatement après qu’eux-même en souffrent, je peux les diviser en deux; ceux dont le moraliste intérieur est si sévère que la souffrance qu’ils ressentent, et ma gêne de la voir, est supérieure à celle qu’ils m’ont fait subir; et, ceux chez qui la proportion s’inverse, qui ayant régurgité une partie de la pomme du jardin d’Eden, connaissent les secrets qui permettent de faire taire leur honte. Je ne sais lesquels admirer.

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