Toiles
Publié le 07.01.2015
Cher journal,
Je crois me souvenir à une époque d’avoir nourri une fascination un petit peu discutable pour les collections de papillon. J’ai déjà oublié l’essentiel des enseignements de cette passade, mais je crois me souvenir qu’on parle d’épingler un spécimen ; et surtout, on dispose toujours l’insecte dans une position bien spécifique, les ailes complètement dépliées, à tout prendre avec une certaine impudeur. Plus tard, une phobie toujours grandissante de toute cette catégorie du règne animal finit par me détacher y compris des lépidoptères, à l’exception curieuse des papillons de nuits. Parce que la crainte d’une chose crée des attaches imprévisibles, je me retrouve à présent fervent amateur des araignées. Mais pour rien au monde je ne voudrais les voir épinglées.
A peu près au même moment, l’idée même de taxinomie m’est devenue intolérable. Moi qui avais toujours aimé les jugements superficiels et brillants, les généralités, je me retrouve avec une espèce de conscience bien tardive qui, sans cesse, me reproche de manquer de nuances. Dans toute espèce de classification, elle voit le début d’une hérésie ; dans tout essai de synthèse, une trahison. Bref, je suis devenu incapable de penser, parce que je crains que toute réflexion m’amène à pointer, sur une petite planchette de bois, enrobé de papier crystal, un de ces papillons exposé de façon un peu vaine, charmant au premier abord, mais qui, perdu sur un mur au milieu de tous ses semblables, n’est jamais qu’une tombe au milieu d’un cimetière.
J’aime mieux encore, en matière de collections démodée, les albums de timbres. Traversant l’autre jour la rue des philatélistes et des numismates – pourquoi toute passion doit-elle à tout prix se doter de son lexique ? – j’étais heureux d’être passager d’une voiture et non promeneur, sans quoi j’aurais pu m’arrêter là et regarder des heures les vitrines et rêver devant ces factures d’un genre unique, leur promesse enfantine de voyage et de correspondance étrangère. Mais quelqu’un qui, un jour, me fit remarquer d’un ton brutal que toute collection est une forme de vice, m’a finalement vacciné douloureusement contre cette dangereuse tendance naturelle chez moi. Il ne me reste donc plus, comme exutoire, et protection contre la peur que je confessais tout à l’heure, que les toiles d’araignées, autre forme d’entassement, plus sincère dans sa cruauté, d’une beauté simple, peut-être un peu trop tout de même pour que je m’y habitue totalement, et qui elles aussi annoncent des piqûres non moins désagréables.