Satellites
Publié le 06.04.2015
Hyperborée
Cher journal,
Je ne pouvais me résoudre à admettre que pour rien au monde je ne désirais traverser l’Ether et me rendre sur la lune. Par orgueil, j’acceptais donc ce qui m’apparaissait comme un véritable suicide - à cette époque, la lâche prudence qui me caractérise ne me couvrait pas encore comme une armure. Papillon, au moyen de quelques sophismes, expliqua qu’il ne pouvait pas faire le trajet lui-même; mais il m’adjoint une tête brûlée, un aventurier qui devait probablement être endetté d’une manière ou d’une autre auprès de lui, le jeune Palkrek.
Papillon nous amena devant un portique. Puis, manipulant un éthéromètre, nous assura que nous pouvions le traverser et que nous serions dans la bonne direction. Il nous fit quelques conseils pour le voyage, qui se résumaient à cette instruction très simple: marcher toujours tout droit, jusqu’à ce que d’un coup, par enchantement, nous nous retrouvions sur la lune. Enfin, tandis que j’enfilais mon scaphandre, il me remit une lunette astronomique qui me permettrait d’examiner la Seconde Lune. Mon acolyte et moi-même n’osâmes pas demander comment le chemin du retour devait s’effectuer.
Nous franchîmes le seuil du narthex, et, d’un coup, la tundra hyperboréenne disparut. La dimension éthérée prive celui qui la traverse de la vue, ou plus probablement, nos cervelles ne sont pas à même de déchiffrer les informations qu’en ramènent nos yeux. Là-bas domine surtout une impression d’éclatement; je croyais être en train de cheminer sur les sillons de mon propre coeur, car chacun de ses battements semblaient se réverbérer autour de moi et je sentais comme à l’intérieur chacun de mes pas; des picottements au bout des doigts devenaient les grésillements d’un bruit dans mes oreilles. Je bougeais mes jambes sans sentir leur poids; enfin, sans très bien savoir pourquoi, je sentis qu’une chaleur furtive dans la paume de ma main m’indiquait que Palkrek n’était pas loin. J’essayais de parler pour m’en assurer, mais la parole aussi subissait l’influence de l’éther. Chaque mot que je prononçait s’associait dans ma bouche à un goût et une forme particulière; j’étais convaincu du reste qu’il s’agissait de la véritable forme et du véritable goût dut mot. Si intéressante soit cette expérience, elle donnait de singulières nausées, tant on avait vite fait de prononcer une phrase aux relents mal assortis ou aux textures écoeurantes. En fin de compte, nous échangeâmes quelques mots rapides, simplement pour convenir de nous mettre en route et nous assurer que nous allions tous les deux dans la même direction.
La traversée me sembla durer au moins une bonne heure, mais comment être certain de ce que je pouvais ressentir à cet instant ? J’appris plus tard qu’en réalité le mouvement de la terre à la première lune par la voie de l’éther prenait une bonne semaine. Enfin, aussi subitement que le paysage d’hyperborée avait disparu, je retrouvais l’usage de ma vue, et me retrouvait à quelques kilomètres de ce que nous appelons actuellement l’Océan des Tempêtes. Mes premiers pas soulevèrent des nuages de régolithe, dont la majorité s’accrocha à mon scaphandre et ne s’en désolidarisa jamais.
Nous pouvions respirer toute à notre aise grâce aux prodiges de la science hyperboréenne, mais celle-ci n’était pas sans limite et ignorait l’existence de la radio. Palkrek et moi-même nous retrouvèrent dans l’impossibilité de communiquer autrement que par signe, ce qui, sous une gravité fort différente, se révéla plus difficile que nous l’avions imaginé. Mais après quelques difficultés, nous finîmes par installer la lunette de Papillon et la braquâmes sur la Seconde Lune. J’ai appris plus tard que le spectacle de la Terre à l’horizon créait chez l’observateur des émotions sans pareilles. Je n’ai pas pu goûter à ce charme, car la vue de la Seconde Lune, de fait légèrement translucide, dégageant une espèce de couronne cobalt, lui volait la vedette. Au dessus des cratères de la première lune, nous pûmes examiner de près les étranges canaux de la Seconde, qui de la Terre donnait l’impression de petites fissures, mais d’ici semblaient plutôt d’élégantes coutures. Nous contemplions cet astre en voie de disparition quand soudainement, venant de derrière nous, nous entendîmes un “Mais qu’est-ce que vous fichez là ?”