Cordes

Publié le 24.04.2015

Cher journal,

Toute cette semaine, le sommeil ne m’a pas échappé, mais lorsque je l’attrapais, il se trouvait si maigre, si faible, qu’il n’en valait guère la peine. Je me réveillais trop tôt, à la fois épuisé et sans la moindre envie de fermer à nouveau les yeux. Expérience très commune, j’en conviens volontiers, et du reste qui m’arrive de temps à autre. Mais d’ordinaire, lorsque l’organisme décide soudainement d’une telle politique d’austérité et rationne si sévèrement le sommeil, il retire également les rêves. Or ce matin, je crois avoir très longuement rêvé - je dis je crois puisque l’oniromètre, appareil formidable qui établirait la distance entre temps perçu et temps réel en matière de rêve reste sans à ce jour sans inventeur.

Je me trouvais dans une salle de concert où se donnait un Big band. Assis à une excellente place, muni d’une pochette de costume quand je n’en mets jamais, j’avais pour voisine de gauche une momie qui, avec art, portait une grande écharpe dont la couleur semblait se fondre au milieu de ses bandelettes; mon autre voisin, dans un costume blanc du pire effet, se dandinait sur son siège, et faisait d’immenses sourires, les dents entièrement dénudées, comme s’il riait mais sans produire le moindre son. L’orchestre, par ailleurs, jouait de façon superbe.

Vint une chanson dans une langue que je connais pas, aux sonorités peut-être italiennes; le chanteur tenait parfaitement son rôle, donnant l’impression d’être là par hasard, de chanter puisqu’on l’y invitait et qu’après tout, il se tenait devant le micro, mais sans à aucun moment voler la vedette aux autres. Devant un ensemble de cuivre, un violoniste commença un solo. Derrière lui, je vis un des trompétistes poser son instrument, et sortir à son tour un violon d’un bout du décor. Il vint rejoindre le soliste, et ce fût un duo; jusqu’à ce que, à l’arrière-plan, le joueur d’hélicon se débarrasse de l’instrument qui lui ceignait l’épaule, et, du fond de son cuivre, produise lui-aussi un violon; puis, ce furent deux autres trompettistes, les tubas, les saxhorns, les fiscorns, tous les cuivres qui, de leur oreille comme des magiciens, de sous un podium, ou en abandonnant franchement la scène pour passer en coulisses, firent tous l’acquisition d’un violon et prirent part au trio qui n’en était plus un. Le percutionniste trouva le sien après avoir crevé la peau de ses tambours; le pianiste, dans son demi-queue, en stockait deux, un pour lui, un pour le chanteur. Tous maîtrisaient cet instrument que l’on dit pourtant si difficile. Alors que j’admirais ce spectacle, tout en commençant à ressentir l’angoisse caractéristique des rêves, je me retournais, en proie à un moment de panique. Tout autour de moi, le public avait à son tour un violon sous le menton, un archet à la main. Par réflexe, je cherchais dans ma veste, puis sous mon siège, si je pouvais trouver à mon tour ne fût-ce qu’un alto.

Je restais immobile, comme devant un animal féroce, espérant ne pas me faire remarquer. Je cherchais une explication. Parce que ma logique, elle-même, devait dormir ou peiner à se réveiller, je pris les choses à l’envers et me figurais que je venais soudainement de quitter une longue période de folie, redevenant lucide d’un coup; j’avais imaginé qu’il existait dans le monde tous ces instruments invraisemblables, ces cuivres, bois, harpes, cymbales et autres niaiseries - alors qu’il n’y avait jamais eu qu’un seul et unique instrument, le violon - peut-être, à vrai dire, l’un de ceux que j’aime le moins, raison probable pour laquelle j’aurais tant voulu qu’il y en ait eu d’autres. La bonne nouvelle est que je n’étais pas fou. Mais, comme ma raison se réveillait peu à peu, je fus obligé d’admettre que cette hypothèse pourtant si séduisante n’expliquait pas du tout pourquoi tous les membres du public avaient eux aussi un instrument.

Je me suis réveillé peu après, à force de chercher une explication rationnelle - mais non sans avoir d’abord, dans le monde si facile des rêves lorsqu’ils s’éteignent et que la conscience nous donne un peu la main sur eux, propulsé dans mes mains, par la seule force de ma volonté, un magnifique violon. Malheureusement, même dans cet état béni du rêve légèrement contrôlé, je restais incapable d’en jouer correctement.

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