Dessous

Publié le 03.12.2015

Enquête avec caféine

Cher journal,

Je passais la matinée du lendemain dans le bâtiment fraichement bétonné, oeuvre de l’autorité centrale, inauguré quelques années auparavant et qui servait de gendarmerie. Sur mon bureau, posé sur un présentoir de velour, trônait la pièce à conviction intime découverte par Esterlin. J’appris plus tard que mes carabiniers, entre eux, avaient lancé un pari sur la propriétaire de l’objet. J’admirais la finesse du tissu et de sa dentelle, tout en m’interrogeant sur la morphologie qu’il couvrait d’ordinaire; on devinait d’après sa taille qu’elle se portait d’ordinaire au-dessus d’une cuisse assez ronde, que mon imagination généreuse ou peut-être excitée par une longue solitude supposait ferme, mais mon professionnalisme reprit le dessus et m’interdit de partir de présupposés si audacieux et infondés. Tout en examinant l’objet, j’essayais de me rappeler des maigres cours dispensés par l’académie en matière d’investigation policière. Notre professeur était une vieille femme, qui sous l’ancien gouvernement exerçait l’honorable métier d’éleveuse de chiens. Le nouveau régime offrant à beaucoup l’opportunité d’un changement de carrière, elle avait pu se plonger dans une ancienne passion, la criminologie et les sciences de l’enquête; seule à nourrir cet intérêt, elle se retrouva sans peine à l’enseigner, tâche dans laquelle elle ne se débrouillait du reste pas trop mal; malheureusement, elle ajoutait aux sages conseils qu’elle nous fournissait des considérations un peu mystiques qui lui venaient par moment, effets d’un début de sénilité ou de l’excès de ces considérations philosophiques dont l’abus provoque les pires errements.

Je me souviens notamment d’une après-midi automnale où, après un exposé des plus sérieux sur les facteurs criminogènes, sujet sur lequel elle nous invitation à la plus grande prudence, elle se lança dans ce long et étrange développement: “Car on pourrait imaginer que tous les crimes que commettent les hommes, les femmes, les animaux, toute entité sur la planète qui peut pour une raison ou une autre enfreindre l’un des articles de notre glorieux code pénal, tous les crimes, dis-je !, sont en réalité l’oeuvre d’un seul et même esprit terrible, une espèce de Loki qui parvient à s’infiltrer dans tous les esprits et les corps, et à leur place, commets l’infraction.” L’un des élèves, peut-être même moi, osa demander: “Mais n’est-ce pas Satan, ce que vous décrivez là ?”. Elle écrasa ses mains sur le bureau de toutes ses forces et répondit avec force: “Satan ! Mais que me chantez-vous ! Je ne vous parle pas de la tentation, je ne vous parle pas des épouvantailles du passé, petit crétin ! Non, un esprit unique, un esprit ultime, auquel s’opposent tout le corps de la police, corps divers contre un seul et même esprit maléfique, comprenez-vous ?”. Mais comme nous ne comprenions pas, elle passa rapidement à autre chose. Ce souvenir me fit sourire, et j’imaginais ce fameux esprit criminel universel étant le véritable propriétaire de la petite culotte sur mon bureau et l’ayant, avec une néglicence proprement extraordinaire, oublié là après son forfait.

Mais tandis que je me laissais aller de la sorte, une autre pensée sortit toute armée de mon cerveau et me permit de progresser enfin. Un homme, dans mon canton, se trouvait selon toute probabilité liée à n’importe quel sous-vêtement féminin égaré: le bel André, que je n’aurais aucune peine à trouver puisque la moitié de son activité consistait à patienter dans un débit de boisson qui desservait plusieurs verstes à la ronde. Mais il faut d’abord expliquer son activité et surtout ses raisons d’être.

Une première guerre lors du changement de régime, des crises frumentaires sans précédents, les actions du prédécesseur d’Esterlin puis une seconde guerre plus ample encore contribuèrent chacunes à leur manière à dépeupler sévèrement le pays, et tout particulièrement la Cerne supérieure, région trop proche des frontières pour faire le dos rond en période d’invasions, et où les récoltes restaient maigres malgré la bonne volonté et les décrets soigneusement rédigés du ministère de l’agriculture. La conscription - et dans une moindre mesure, la police politique - touchant plus les hommes que les femmes, la région se trouvait donc remplie de veuves; et comme par un de ces miracles législatifs curieux qui se produit à l’occasion, la loi agraire nous épargnait. De tout cela résultait donc un peuple de petites femmes enfoulardées, portant souvent le noir - à vrai dire plus par coquetterie que respect des conventions - et propriétaires terriennes, disposant des revenus de leurs fermes, loins d’être confortables mais permettant de vivre assez bien, et toutes soucieuses de ne pas abdiquer cette liberté si rare et si heureuse, c’est à dire de ne pas se remarier. Et que faisaient un grand nombre d’entre elles de leur affranchissement et de leur moyens ? Elles fréquentaient André, qui, en échange de cadeaux ou parfois, plus directement en espèces, produisait des sentiments et d’autres types de services.

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