Fatal
Publié le 04.12.2015
Enquête avec caféine
Cher journal,
Je me précipitais donc dans ce bar sans nom où André tenait plus ou moins boutique. La clientèle des lieux variait selon l’heure, et on pouvait ainsi régler sa montre en fonction de ceux qu’on y rencontraient; des ouvriers agricoles, des maçons; puis des routiers, de malheureux jeunes ingénieurs agricoles aux notes insuffisantes et qui n’avaient pas pu être envoyés dans une région plus intéressante; encore après, des gratte-papiers et mes gendarmes; enfin vers la fin de la journée, tous les métiers et toutes les origines. Mais lorsqu’André ne se trouvait pas en compagnie d’une cliente, il siégeait, lui, à toute heure. La Cerne Supérieure loge comme je l’ai dit tout près de la frontière, et on y capte les fréquences radio des pays voisins. Lorsque j’entrais dans le bar, le petit récepteur installé sur le zinc saturait les notes les plus perchées d’un air d’une musique populaire que l’on jouait hors de notre nation et que le pouvoir central réprouvait. Me voyant, le propriétaire se jeta dessus pour changer la fréquence, mais je lui fis comprendre d’un geste de la main que je ne me visitais pas son établissement pour y faire la police du son.
Du fond de la salle, je vis se lever un homme dans la force de l’âge. Il portait, au-dessus de chaussures de danses noires un peu clinquantes, un long pantalon blanc pour souligner ses jambes fines et interminables, avec une couture élégante sur le côté à peine perceptible mais d’une géométrie excentrique, qui donnait à la fois l’air d’un uniforme de parade et d’un goût marqué pour la fantaisie; une petite ceinture discrète, et une chemise bleue au col abîmé, que son propriétaire aurait pu faire retourner chez un tailleur un peu dégourdi, mais conservé tel quel pour donner à sa mise un aspect un peu débraillé; enfin, une tête indolente, un peu empâtée par l’âge, une grosse bouche grivoise, une grande mais élégante cicatrice au côté droit, des yeux gris, et des cheveux naturellement frisés, très probablement teints, fins et nombreux, formant une espèce de laine; tout ce corps, tout cet attirail, penchait un tout petit peu, pas grossièrement comme la tour de Pise, non, juste un tout petit dénivelé dont on ne trouvait pas l’explication. Il s’étira, jouant des épaules comme un immense chat disproportionné, et vint gracieusement à ma rencontre.
En regardant André faire son numéro de charme - la déformation professionnelle lui valait de le faire à tous, indépendamment du sexe et des prédilections de son interlocuteur - je me persuadais que je tenais mon coupable. Quel innocent mettrait tant de peine à jouer une telle nonchalance ? Et tandis qu’il penchait, petit à petit toujours plus dans ma direction, je traçais dans ma tête le scénario du crime dont il aurait été l’auteur. Je l’imaginais avec une de ses veuves; ou peut-être, cette fois-ci, une femme qui avait encore son mari à la maison et non pas enterré quelque part dans un cimetière militaire; elle et lui décident de se donner rendez-vous à la caféterie - après tout, le soir, l’endroit est probablement désert. Ils sont en plein ébats, quand Agarvéyi les surprend. Il les menace, les insulte, ou Dieu sait comment se comportait cet horrible individu; André, qui sait bien que les maris encore vivant et les célibataires des environs se débarasseraient bien volontiers de lui, se voit dans l’obligation d’éliminer ce personnage. Ou bien le torréfacteur a proféré des propos inexcusables et blessé son amour propre; bref, pour une raison que je finirais bien par découvrir, les deux hommes en viennent aux mains; André, pourtant en apparence nettement moins solide que le gros Agarvéyi, le maîtrise et le plonge dans la machine centrale de la caféterie, l’étouffe dans sa propre marchandise. Lui et sa maîtresse du moment prennent la fuite, mais, dans la précipitation, elle oublie un de ses dessous avec une étourderie que je ne m’explique tout de même pas très bien.
Le temps de réfléchir à tout cela, et de voir toutes les failles de mon raisonnement que je tentais de cimenter tant bien que mal, André se tenait devant moi depuis quelques secondes. “Eh bien, inspecteur, vous rêvassez ?”, me lança-t-il d’un air moqueur. Alors, cher journal, à ma grande honte, moi qui me flatte de ne pas être né de la dernière pluie, j’ai rougi et bafouillé. Pour reprendre mon autorité, je tapais du poing sur la première table venue, et je criais dans sa direction : “Monsieur André, la police ne rêvasse jamais ! Elle considère, elle examine, vous m’entendez ! A l’extrême rigueur, elle contemple !” Il ricana doucement de ma piètre répartie, et me tendant son étui à cigarette pour s’excuser, me proposa un verre. Boire pendant le service appartenant aux coutûmes locales, je ne crus pas bon de refuser. Il tira une chaise pour que je puisse m’asseoir tout à mon aise, et alla chercher lui-même les verres, non sans avoir d’abord augmenté le volume de la radio. En tirant sur la cigarette qu’il venait de m’offrir, je me fis la réflexion qu’un bon vivant comme lui ne fabrique pas des morts - il se contente de profiter de leur disparition.