Interrogatoire

Publié le 07.12.2015

Enquête avec caféine

Cher journal,

L’enquête policière mène souvent l’inspecteur dans cette situation délicate où, entamant une conversation avec un individu, il ne sait pas trop s’il a affaire à un suspect auquel il ne faut rien révéler, ou bien à un auxiliaire précieux qu’il doit au contraire tenir informé pour pouvoir profiter de sa sagacité. Devant ce genre de problème, je me reposais sur la technique éprouvée qui consiste à gagner du temps. Je demandais donc à André de ses nouvelles, je le sondais sur les intempéries récentes et j’allais l’interroger sur ses hobbies du moment quand il finit par me demander pour quelle raison exacte je venais le voir. Désespérant de lire sur son visage la moindre trace de culpabilité, le plus petit des tics nerveux qui trahissent le criminel, je tirais de ma poche le carré de dentelle retrouvé dans la caféterie, et lui demandais ce qu’il en pensait. “Voyons inspecteur, je suis flatté que vous pensiez à moi dès que vous trouvez ce genre de choses… mais j’ai beau avoir une réputation de séducteur, je n’en suis pas à pouvoir identifier toutes les femmes du canton simplement par leurs effets.

- Ecoutez, André, je vais jouer franc-jeu avec vous. Je sais bien que tout le monde est déjà au courant de la mort du cafetier Agarvéyi; cet objet a été retrouvé près de son cadavre. Dites moi franchement : est-ce que vos… activités vous ont déjà amené à la caféterie ?

- Inspecteur, vous posez des questions qu’on ne pose pas à un gentleman !” Il prononçait ce dernier mot n’importe comment. Je lui jetais un regard dubitatif. “Voyons ! Vous comprenez que mon métier repose, comme le vôtre, sur un scrupuleux respect du secret professionnel ?” Je gardais le silence - l’académie m’ayant appris que, quand on n’a rien à dire, la meilleure option reste de se taire, car la victime d’un interrogatoire, exactement comme l’invité d’un dîner mondain, craint les blancs de la conversation. “Je vous prie de croire que si j’amenais les dames dans un cadre aussi peu romantique que la caféterie, je n’aurais déjà plus de clientes.”

Je restais cette fois silencieux par dépit, contemplant mon verre déjà vide en songeant que ma meilleure piste ne me menait à rien. Dans quelques jours, je devrais aller voir le Grand Commissaire Esterlin et lui dire que je piétinais; mon manque de résultat me vaudrait probablement de figurer sur sa liste de saboteurs potentiels. Mais André, posant sa main sur ma manche, se pencha vers moi et me murmura : “Inspecteur, avez-vous des opinions politiques ?” Je répondais par la négative. “J’ai entendu qu’un commissaire politique va quadriller le secteur… Moi, je me contente d’avoir un petit commerce qui ne fait de mal à personne… mais on dit du mal de moi dans mon dos, je le sais bien; inspecteur, avec tout ce que l’on raconte à mon sujet, je ne me sens pas en sécurité lors des chasses aux sorcières.” De fait, André souffrait, si on mettait de côté les veuves, d’une réputation exêcrable; arrivé d’on ne sait trop où peu après la guerre, il se trouvait au centre des rumeurs les plus fantasques, la plupart excitées par la jalousie ordinaire d’homme qui convoitaient le magot ou les charmes des femmes sans maris. “Je pourrais peut-être vous glisser un ou deux conseils, vous donnez les noms des femmes que je connais dont la morphologie, disons, et les prédilections en matière de tissus et de couleurs correspondraient à l’objet que vous m’avez montré…” et tout cela joué en virtuose sur l’instrument de sa voix suave, sortant de sa gorge lentement, en même temps que des restes de fumée de sa cigarette. “Mais il faudrait que vous plaidiez ma cause auprès du commissaire… que vous lui disiez que je suis un bon garçon; un peu improductif aux yeux de la haute autorité, je n’en doute pas, mais tout le monde gagne sa vie comme il peut.” Je lui promis donc de le protéger du mieux que je pouvais, sans lui avouer que ma parole ne vaudrait sans doute pas grand chose aux oreilles d’Esterlin. Je ressortais du bar avec les noms de trois femmes; la veuve Bourodi, la veuve Gélard, et, dernier nom qu’il m’avait donné comme avec réticence, la veuve T…. Je décidais d’aller les voir dans cet ordre alphabétique, laissant l’arbitraire gouverner mon jugement comme il gouvernait le pays.

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