Bourodi

Publié le 08.12.2015

Enquête avec caféine

Cher journal,

Toutes ces veuves habitaient dans leurs exploitations; elles faisaient vivre aussi bien André qu’une foule d’ouvriers pour les travaux des champs et surtout l’entretien des bâtiments de ferme, qui semblaient toujours se délabrer. Cinq ans après les travaux, à cause des rigueurs du climat, ou peut-être de la médiocre qualité du travail accompli, les mêmes ouvrages devaient être recommencés. J’arrivais à la ferme Bourodi, l’une des plus grandes des environs. A cette saison, le domaine était désert. A l’entrée des bâtiments en eux-mêmes, grelottant dans un enclos malgré leur couverture de boue se trouvaient cinq ou six cochons qui me jettèrent un regard dédaigneux, le groin agité en l’air un bref instant avant de retourner a même le sol. Je sortais de ma voiture et regrettais immédiatement d’avoir encore aux pieds mes chaussures de ville; bienvenues pour un entretien avec André, elles ne se prêtaient pas vraiment au mélange de neige et de terre humide sous mes pieds. Le mal étant fait, je décidais d’aller examiner les cochons de plus près - leur manque flagrant d’intérêt me vexait. Mais même en me voyant m’approcher, ils se contentèrent de plisser les yeux lentements. L’un d’entre eux fit un geste rapide de la patte avant et aspergea de boue mon pantalon. Je cherchais des yeux un bâton avec lequel le frapper quand je vis du coin de l’oeil, la veuve Bourodi qui m’observait.

“J’admirais vos cochons… des bêtes magnifiques, madame.” Elle ne répondit pas à mon compliment mais se contenta de m’inviter à l’intérieur, où elle me prêta une brosse pour que je débarbouille un peu mes chaussures et mes vêtements. Mon hôtesse m’observait, l’air un peu renfrogné. La veuve Bourodi n’était pas une très belle femme. Son nez, beaucoup trop retroussé, évoquait trop facilement celui des bêtes dans la cour; et l’âge et les maladies avaient couverts ses jambes d’oeudèmes. La ferme appartenait à sa famille. Son père la maria de force à un jeune homme qui l’avait plus courtisé lui que sa fille. Lors du changement de régime, son mari parut bien trop riche pour ne pas être suspect, et il prit un coup de fusil. Madame Bourodi s’assura d’assister à toutes les réunions politiques et d’y scander tous les slogans possibles; pendant des années, il fut question de partager ses propriétés; mais il se trouvait toujours un administrateur pour s’y opposer. Lorsque l’ennemi envahit la région, quelques années auparavant, elle fit mine de loger un petit bataillon dans l’une de ses dépendances, auquel elle fit mettre le feu avant de s’enfuir et de rejoindre un groupe de maquisards. La veuve s’était rendue politiquement presque intouchable, et elle le savait. Je la remerciais de m’accueillir ainsi et lui demandais si elle avait appris la mort du cafetier Agarvéyi. Elle connaissait la nouvelle, mais ne voyait pas très bien ce en quoi elle pouvait m’aider. Je me sentais complètement incapable de sortir la culotte de ma poche, la lui présenter, et lui demander si cet objet lui appartenait. Je me contentais donc de tourner autour du pot. Connaissait-elle le cafetier ? Oui. L’estimait-elle ? Non. Se rendait-elle à la caféterie, à l’occasion ? Non plus. Elle me répondait toujours en un seul mot. Enfin, elle se leva, regarda par la fenêtre les cochons qui s’endormaient, et me demanda: “Pourquoi cet interrogatoire, inspecteur R. ? J’achetais du café à Agarvéyi, comme tout le monde par ici. Cela suffit à être sur votre liste de suspects ?”

Je l’assurais que je venais l’interroger parce qu’une femme de son importance entendait beaucoup de choses. Mais elle n’avait rien entendu. Enfin, comme je restais assis sur ma chaise, à me creuser la cervelle pour trouver une question pertinente, elle me regarda d’un air mauvais. “Vous ne croyez pas qu’avec le temps, j’ai mérité qu’on me foute un peu la paix ?” Je considérais la veuve. Elle me parut assez forte pour avoir tué Agarvéyi; et après tout, j’avais affaire à une femme qui avait déjà tué une centaine d’homme d’un coup; d’un autre côté, je ne lui trouvais aucun mobile. Et elle était trop intelligente pour le tuer dans la caféterie; elle l’aurait plutôt assassiné chez elle et donné à mangé à ses bêtes. Je me levais, lui rendais sa brosse et, m’inclinant, lui fis valoir qu’en effet, elle le méritait amplement.

Je rentrais dans ma voiture, d’où j’examinais les porcs à l’abri de toute forme de projection. L’un d’entre eux secouait la tête en me rendant mon regard, comme s’il estimait mon cas désespéré. L’idée me vint, bien tardive, qu’avant d’aller interroger les deux autres veuves, je pourrais fouiller de fond en comble le réduit où vivait la victime. Le cochon soupira, comme un maître d’école qui vient d’arracher à son élève la bonne réponse après une heure d’acharnement.

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