Bonhomie

Publié le 18.12.2015

Enquête avec caféine

Cher journal,

Esterlin décida de revenir enterrer son bonhomme de neige - non sans avoir d’abord sorti une flasque d’alcool pour que nous nous remettions un peu. Je restais sous le choc de cette étrange rencontre, mais lui retrouvait tout son sang-froid. En fin de compte, tandis qu’il donnait des coups de pelles, je demandais au commissaire ce qu’il pensait de cette invraisemblable nuit. Il posa sa pelle, et me secoua amicalement. “Cher inspecteur !, comme j’imagine votre panique ! Vous, si méthodique, devant un tel événement ! Allons. Je suppose qu’on doit trouver de nombreuses explications possibles. La plus probable est un complot de l’étranger, le test d’une nouvelle arme redoutable. Cette machine n’est pas un produit national, et vous l’avez-vu comme moi se diriger vers la frontière, sans doute pour faire son rapport. Bien sûr, cela pourrait aussi bien être une évolution mécaniquo-biologique naturelle, dont nous sommes les premiers témoins et que les savants de notre académie n’ont pas prévu - mais il faudrait les consulter à ce sujet. Enfin, bien sûr, il reste… mais votre rationalisme ne l’admettra pas, je m’en doute… une explication surnaturelle. Quelque puissance maléfique aura animé le torréfacteur. Hé, que voulez-vous que j’en sache moi-même, après tout - cela dépasse de loin mes compétences.

- Mais pensez-vous que nous tenions le coupable ?

- Sans aucun doute. Vous avez lu comme moi le rapport d’autopsie, il cadre parfaitement avec ce que nous venons d’affronter. Reste à savoir pour quelle raison une machine aurait le moindre mobile qui la pousse ainsi au crime. Croyez m’en, le plus probable reste l’espionnage de nos ennemis; le cafetier aura détecté quelque chose d’étrange dans son outil de travail et, désormais témoin gênant, devait être éliminé.

- Mais vais-je écrire cela dans mon rapport ?”

Esterlin haussa les épaules et m’indiqua qu’il se chargerait du rapport. Du reste, en cas de complot des ennemis extérieurs, l’affaire relevait plus de lui que de moi. Enfin, comme les morceaux du bonhomme de neige reposaient tous en terre, il m’annonça que sa mission dans le canton touchait à sa fin. Avant de nous quitter, il me serra la main. “Inspecteur, votre tir, tout à l’heure, nous a sauvé la vie. Vous avez fait fuir cet engin diabolique. N’en doutez pas une seule seconde. Mon rapport à votre sujet ne mentionnera pas cette conduite héroïque, car j’ai bien compris que vous désirez rester tranquillement ici plutôt que de faire une belle carrière et d’employer vos dons à traquer les criminels qui affligent notre pays. Je réprouve votre comportement, qui ne me paraît pas bien patriote. Mais je le respecte. Je vais recommander que vous soyez maintenu à votre poste. Mais vous resterez à mes yeux un héros.” Je ne pus que lui serrer la main en guise de reconnaissance.

Une année s’écoula. André, fût nommé pour s’occuper de la caféterie à la place d’Agarvéyi. On commanda un nouveau toréfacteur, produit cette fois par une usine de la capitale. Pour remplacer le docteur P…., on nous dépêcha un nouveau vétérinaire. Mais, moins talentueux que son prédécesseur, il ne sut prévenir une peste porcine qui toucha en premier lieu la ferme de la veuve Bourodi. Celle-ci perdit donc ses cochons savants. Elle-même contracta une maladie rare, dont elle sortit miraculeusement vivante.

J’eus le plaisir de revoir la veuve Gélard plusieurs fois car elle vint porter plainte quelques mois après l’affaire, contre de nombreux actes de vandalismes contre sa ferme. Je fis traîner l’enquête pour pouvoir passer le plus de temps avec elle; il s’agissait simplement d’enfants du voisinage élevés dans l’idée qu’elle s’adonnait à la sorcellerie et décidé à lui faire des misères. On classa l’affaire après avoir effrayé les coupables. Enfin, la veuve T…. continuait à voir André de temps à autres. Je ne trahis pas le secret de leur étrange ménage. Je lui indiquais que nous avions trouvé le vrai meurtrier, mais sans lui dire la vérité.

Puis, l’Autorité Supérieure s’enlisa dans des révolutions de palais. Les nominations pleuvaient, et des purges occasionnelles secouaient le personnel de province. Je fis une longue lettre au commissaire Esterlin pour lui demander s’il avait une idée de ce qui allait nous arriver. Il me fit parvenir un passeport exceptionnel et un bref message dans lequel il me recommandait de quitter le pays - sans revenir. Je m’exécutais aussitôt, effrayé par cet avertissement et vint m’établir dans des contrées moins redoutables, où je pus changer de métier. Les années suivantes virent toute la Cerne reprise en main par l’Empire, tant et si bien que je ne reçus aucune nouvelle de ce qui s’y passait exactement. Je ne sais ce que sont devenus tous ces gens, à l’exception d’Esterlin, qui grimpa tranquillement les échelons jusqu’à obtenir une place au sein même de l’Autorité Supérieure; le dernier changement de pouvoir le mit à la retraite, mais avec les honneurs, car les moeurs politiques ne toléraient plus les anciennes manières. Il se consacra à la rédaction de poésie patriotique.

Quant au torréfacteur, je ne sais pas où il se trouve. Son crime est désormais prescrit.

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