Zugzwang

Publié le 21.12.2015

Cher journal,

Tandis que je préparais ce long récit, le présent continuait, puisqu’il ne sait rien faire d’autre. Cela m’a conforté dans l’idée que chercher à faire de toi une chronique continue serait une tâche futile - et impossible, puisque certaines situations m’empêcheraient de toute façon de te tenir. Je me souviens vaguement de lois qui proscrivaient certains jours précis, ces jours dans les ancêtres des années antérieures avaient amené des moments douloureux, de se livrer à la majorité des activités habituelles. J’ai sacrifié à beaucoup de cultes et obéi à des lois plus ou moins claires; au bout d’un moment, elles se confondent toutes dans ma mémoire, leur pertinence s’évapore et ne reste plus que l’idée que le temps a des lois propres dont nous n’obtenons jamais qu’une approximation ; je ne vois plus que des espèces de monstres marins invisibles, cachés sous les cases d’un calendrier. Aussi, chaque jour, je suppose que j’offense une de ces divinités, je manque à une obligation, en un mot, malgré ma volonté de bien faire, je me conduis mal.

Je ne fais pas simplement allusion ici à des événements majeurs. Les jours passent, et ils égrainent les dates fatidiques, les décomptes intérieurs, les anniversaires, les cycles attendus; ils commandent l’action d’un agriculteur comme ils obligent un juge à appliquer une loi, ou ils reforgent dans les urnes d’une élection la nouvelle épée de Damoclès d’un pouvoir quelconque. Mais par paresse, avarice, pudeur ou encore tout simplement parce que j’ai la faiblesse de croire que je tiens un cap dans les eaux du calendrier, je ne te fournis qu’une infime partie de tout cela. Je crois bien ne pas disposer d’un choix en la matière - mais cela te condamne à devenir le reflet d’un arbitraire que je commande, et cette responsabilité, de temps à autre, m’effraie - parce que je ne peux être certain de consigner ce qu’il faudrait.

Je croyais naïvement que tenir un journal plutôt qu’écrire un roman me délivrait en grande partie de ce pouvoir ordonnateur dont je ne voulais pas. Jusqu’à un certain point, je persiste dans cette probable erreur. Lorsque nous quittâmes un continent pour en explorer d’autres, je participais à quelques unes des expéditions, que je raconterai à l’occasion. Nous ne découvrîmes pas alors uniquement de nouveaux fruits, des bêtes inconnues et des civilisations différentes; nous marchâmes aussi sous le regard de statues bizarres, qui représentaient des dieux et des principes que nous ne comprenions et ne connaissions pas. Si même notre conduite de cette époque n’avait pas violé toute espèce de morale, si nous nous étions comporté d’une façon digne, même ainsi, sans doute nous aurions malgré tout violé sans le savoir l’un des préceptes de ces innombrables cultes impénétrables.

Cette idée d’un culte dont on est toujours le profanateur décrit au mieux, je crois, ma manière de percevoir le temps, et ce qui oppose à mes yeux le journal à une oeuvre romanesque, où les statues, le fleuve qu’elles contemplent et le sol meuble sur lesquelles elles se tiennent, proviennent d’une construction et d’un ordre qui appartient à celui qui tient la plume. Et cela, au moins, je sais qu’il s’agit d’une forme de crime sinon d’hérésie. Bien sûr, mon contrat avec toi me prescrit de te mentir, et j’invente allègrement, j’en rajoute, je détourne et sans le vouloir je mets bien de l’ordre là où il faudrait respecter le chaos - surtout lorsque, comme je viens de le faire, je consacre plusieur jours à raconter une histoire précise. Mais, à l’exception de ces occasions particulières, je m’efforce autant que possible de suivre le cours de ma mémoire sur laquelle je n’exerce presque pas de pression, ou d’événements extérieurs, de me laisser mener par un courant que je ne maîtrise pas totalement. Cela sans doute guidait mon désir, l’autre fois, de ne plus t’entretenir autant du passé, parce que je pensais que le présent se prête plus au respect du désordre. Mais que faire des moments où le présent ne laisse d’autre solution viable ou enviable que le silence ? Je me retrouve ainsi à ne pouvoir admettre l’idée des jours néfastes, à refuser de capituler devant leur existence; et à avoir pourtant la certitude qu’il existe une logique et des commandements supérieurs à la géométrie toujours trop simple des almanachs, qu’aucune expérience et aucune longévité ne permet de percer. Ainsi, cher journal, si j’écris scrupuleusement les dates de mes entrées, n’y accorde pas une trop grande importance puisque les dates forment un code dont nous n’aurons sans doute jamais la clef, quand bien même nous sommes ceux qui l’ont chiffré.

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