Purifier

Publié le 05.05.2016

L'Art de la Vertu

Cher journal,

J’ai le sentiment qu’à chaque nouvelle vertu, mes chances de succès diminuent. J’ai découvert par hasard hier que d’autres ont essayé d’appliquer la méthode de Franklin et tenu des notes minutieuses sur leur entreprise; j’espère qu’ils ont eu plus de chance que moi-même. Pour mon propre cas, les deux jours qui viennent de s’écouler sont un échec prévisible; le programme annonçait une étude de sincérité, ce qui va directement contre notre pacte. A chaque vertu, mon modèle assortissait ce qu’il appelle une maxime mais qui tient plutôt de la définition. Pour celle-ci, il estime d’abord qu’il ne faut “pas tromper”; sur ce point, autant te brûler tout de suite, cher journal ! Mais il ajoute : “avoir des pensées pures et justes et parler selon elles”.

Voilà à la rigueur à quoi s’employer. Mais tout a joué contre moi. D’abord, depuis avant-hier, ma capacité à bien me comporter se trouve réduite par la maladie et une fièvre subite. Voilà qui m’inquiète beaucoup, car chaque fois que je tente de corriger un défaut chez moi-même, la moindre fatigue, ou le plus simple coup de froid me ramènent souvent à ma nature première. Plus encore, je ne pouvais penser à autre chose qu’à ma situation, entouré d’apostats de la Communauté avec lesquels je n’avais aucune intention de cohabiter. Je passais une matinée alité, à tenter de reprendre des forces, et à me convaincre que je me devais de leur dire à tous la vérité un peu amère; qu’ils aillent imiter mon modèle ailleurs. Je sentais bien qu’à vrai dire, la faute me revenait; j’aurais dû aller m’installer plus loin lors de mon départ.

L’après-midi, je réunissais tout ce petit monde dans l’escalier de l’immeuble, improvisé en salle commune. Je comptais sur l’écho pour combler ma voix diminuée par le mal de gorge. “Mes chers amis, disais-je en commençant par ce gros mensonge, je ne peux pas vous dire à quel point je suis flatté que vous me considériez comme un exemple à suivre. Mais je crois que vous faites fausse route, et je suis un bien mauvais modèle. J’ai quitté la Communauté, mais je n’ai aucun mode de vie de substitution à proposer. Au contraire, c’est parce que je me sentais incapable de vivre autrement qu’à l’écart que j’ai pris cette décision. Votre présence à tous ici me réchauffe le coeur, mais m’empêche de vivre comme je le voudrai, comme je crois qu’il faut que je vive”. Ce bref discours provoqua des cris. A vrai dire, je ne reconnaissais pas ma propre voix en le prononçant, à qui l’inflammation dont je souffrais donnait des sonorités particulièrement caverneuses. Tout le monde commença à discuter de ce que je venais de dire, et on n’entendait rien comme les conversations s’entrechoquaient en résonnant de palliers en palliers.

Finalement, deux orateurs se distinguèrent. Le premier salua ce qu’il considérait comme mon humilité et ma franchise, et demandait simplement la permission de continuer à vivre à mes côtés, sans rien attendre de moi, avec la promesse de ne jamais venir m’importuner, mais simplement dans l’espoir qu’une illumination soudaine me donne une sagesse à partager avec lui et les siens. L’autre commença par faire à voix haute le reproche que je m’étais fait à moi-même, mais en le poussant bien plus loin que raisonnable; à l’entendre, puisque je m’étais installé si près de la Communauté, je savais fort bien que je prenais le risque de lancer un schisme, et maintenant que j’avais commencé dans cette voie, je ne pouvais pas décemment me permettre de jouer les solitaires. Au contraire, il me revenait de proposer une nouvelle règle de vie et d’écrire “une charte” pour notre groupe. Le mot de charte excita tout le monde, et sans même qu’on eût proposé un referendum à ce sujet, des mains se levèrent comme pour voter en sa faveur.

J’aurais voulu dire combien tout cela me paraissait idiot; mais la faiblesse de mon organe vocal autant que l’exigence d’avoir “des pensées pures“ - quoi que cela veuille dire - m’arrêtèrent. J’ai essayé aujourd’hui d’écrire cette espèce de déclaration de principes, mais je n’arrive à rien; dès que j’écris la moindre ligne, je la trouve fausse. Je pourrais tricher et recopier mon code de conduite du moment mais il est hors de question de m’inspirer des idées de Franklin, avec lesquelles je suis de moins en moins d’accord. En désespoir de cause, j’ai réuni mes voisins à nouveau pour leur dire que je ne pouvais pas écrire moi-même cette charte - ce en quoi je suis parvenu pour une fois à dire la vérité. J’ai donc suggéré que plusieurs d’entre nous s’emploient à cette tâche. Tout le monde a applaudi cette déclaration et a salué “mon esprit participatif”. J’écris cela avant de retourner me coucher, mais impossible de fermer l’oeil car j’entends à travers les murs les débats houleux que pose l’écriture de la moindre virgule dans notre texte fondamental.

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