Constitution

Publié le 04.05.2017

Une chronique italienne

Cher journal,

On dit parfois de quelqu’un qu’il vous dépasse de plusieurs têtes; et on pourrait dire que le ministre du Grand Duc jouissait du même avantage sur moi, à cela prêt qu’il faudrait prendre l’expression aux pieds de ses lettres, car on aurait pu mettre plusieurs fois ma cervelle dans la sienne. Je ne saurais donc retranscrire exactement le long discours qui me fut tenu par l’abbé Neri. Mais je me souviens de l’essentiel de son objet. Le grand Léopold Ier comprenait fort bien que la Toscane garderait toujours dans ses humeurs la macule de ses habitudes républicaines. Désespérant de la saignée politique qui permettrait à tout jamais de guérir ce mal, le Duc avait jugé bon de proposer un compromis et d’établir une grande constitution pour les États de Toscane. Le ministre ne me fît grâce d’aucun détail sur le nouveau système envisagé par le Grand Duc; du peu que j’en ai retenu, il s’agissait essentiellement de diviser le pays en petites assemblées de propriétaires, lesquels seraient aussi bien sujets du Duc que citoyens d’une Toscane ainsi régénérée. On leur laisserait une certaine latitude pour s’organiser, on les laisserait élire quelques dirigeants entre leurs propre rangs - encore qu’ils seraient guidés par un Chancelier, chargé notamment de s’assurer que tous ces braves gens paieraient leur dûs à l’État. L’abbé Neri ne laissait pas d’ordinaire ses passions dominer son être, mais il ne pouvait s’empêcher, en s’arrêtant sur chaque rouage de ce nouveau système, de transpirer l’excitation naturelle à toute ingénieur politique devant la beauté de ses constructions.

J’osais malgré tout lui faire valoir que dans la petite région où l’on m’avait affecté, ce système ne manquerait pas de provoquer quelques problèmes, car l’assemblée des propriétaires, fort réduite au demeurant, se composerait d’individus qui ne s’entendaient guère. J’imaginais mal Pagliadora et Monsieur de T. parvenir à de quelconques accords. Comme ma bouche se trouvait déjà ouverte et que cette objection venait d’en sortir, mon audace ne connut plus de borne, et j’ajoutais une réflexion personnelle. On trouvait beaucoup de livres pour affirmer que les formes démocratiques pouvaient fonctionner pour peu qu’on laisse aux seuls propriétaires le droit de se prononcer, car les propriétaires forment un groupe raisonnable; mais l’expérience commune est qu’ils sont tout aussi fous que les autres - ils ont simplement des folies d’un autre ordre. L’abbé me considéra un instant, lorsque j’eus enfin retrouvé assez de bon sens pour sceller mes lèvres imprudentes. “En somme, seul le Grand Duc et sain d’esprit ?”, me soumit-il après quelques instants. “Le Grand Duc et ses conseillers, monsieur le ministre !”, m’empressai-je d’ajouter. Ma flatterie parut sans doute trop énorme pour être sincère, mais l’abbé sembla juger que c’était là la réponse d’un homme qui n’était dupe de rien, mais lucide sur les limites de sa condition. Son attitude à mon égard se fit différente, et je sentis dans sa voix et le mouvement de ses mains qu’il voulut m’apprivoiser un peu. “Vous avez fait connaître vos réserves; et c’est bien. Mais vous accepterez sans doute les mettre à l’épreuve, et commencer à expérimenter un peu cette idée dans votre secteur ?” Il n’attendit pas ma réponse, qui ne pouvait prendre que la forme d’un assentiment.

J’eus le sentiment que ce grand plan de décentralisation ne verrait jamais le jour, et je décidai de ne pas appliquer les ordres que j’avais reçu, lesquels s’accompagnaient de plusieurs et volumineux brouillons de lois qui expliquaient les mécanismes du nouveau système et que j’aurais été obligé d’étudier en détail si j’avais voulu remplir mon office. J’avais deviné juste, car Neri fut progressivement dévoré par les innombrables problèmes qui accompagnent toujours ces tentatives de changements, et par les disputes politiques dans l’entourage du Grand Duc; même un administrateur aussi illustre que lui, Atlas sur les épaules duquel on pouvait déposer un nombre merveilleux de tâches à abattre, ne trouva plus le temps de vérifier l’avancement des travaux qu’il m’avait confié.

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