Méfiance
Publié le 05.05.2017
Une chronique italienne
Cher journal,
Mon séjour à Florence dut se prolonger, suite à des complexités judiciaires qui ne méritent pas que je les rapporte. Il suffit de dire que j’avais été absent trois mois lorsque je revins sur les terres de Pagliadora. J’arrivais tard et prit mon souper en compagnie de Battista Ciarsti. Je m’enquis de l’avancement du cadastre, il me fit des réponses évasives. “Allons, tu es allé chez les T. ?
- Oui; vous m’aviez prévenu qu’on ne parle presque jamais au mari, mais toujours à la femme. J’ai tout de même essayé de me présenter à Monsieur de T. J’y suis parvenu après quelques jours. Ce n’est pas un homme très commode ou peut-être lui ai-je déplu ?
- Que s’est-il passé ?
- Il m’a accueilli dans son laboratoire. Nous nous sommes salués. Il m’a demandé si je m’y connaissais en chimie. J’ai avoué mon ignorance, mais j’ai mentionné un mien ancêtre qui passe pour avoir été un peu savant. Je ne me souvenais pas de son nom exact. Monsieur de T. m’a alors signifié de la façon la plus abrupte qui soit que si je désirais discuter de chimie, je pouvais venir le voir quand bon me semblerait, mais que pour tous les autres sujets, nous produirions un grand gaspillage de notre énergie naturelle en nous entretenant. Je lui fis valoir que je devais poser des questions qui concernaient ses propriétés et qu’il me semblait que ce ne serait pas gâcher nos forces vitales que d’en causer un peu. J’étais tout fier de ma réponse, je l’avoue. Il s’est retourné vers ses appareils et d’un geste de la main m’a éconduit, disant que sa femme savait probablement plus de géométrie et d’algèbre que moi et qu’elle pourrait m’assister dans toutes mes démarches fastidieuses.
- J’espère que tu n’as pas persévéré auprès de ce savant ?
- Non, non, Monsieur, j’ai bien gardé vos conseils en tête; et je suis revenu travailler avec Madame de T., qui m’a raillé pour mon entêtement à vouloir voir son mari. C’est une femme étonnante. Mais, là vrai !, elle s’y entend à merveille pour manier les chiffres.
- Bon, bon; mais fort de son aide, tu as pu avancer, dresser les premières cartes… ?
- Ah, là dessus, nous avons perdu du temps. D’abord, elle était vexé qu’on lui envoie un secrétaire et que vous ne veniez pas en personne. J’ai énoncé mes qualités… fait valoir mon nom… mais elle était fort en colère contre vous, parce que vous ne l’aviez pas prévenu et que vous ne m’avez pas présenté à elle. Ma foi, je suis un peu de son parti, Monsieur !, car mon honneur a été bien piétiné par ces gens. Il a fallu que je revienne plusieurs fois, que je fasse la preuve de mes compétences, que je fasse un peu ma cour, en quelque sorte.”
Il prononça cette dernière phrase avec une désinvolture que je trouvais suspecte; la sensualité naturelle du jeune homme et son goût pour les entreprises de séductions m’inquiétaient. “Votre amie m’a fait revenir plusieurs fois; elle m’a affirmé que ses terres avaient été grandement réorganisé et que les titres de propriétés qu’elle pouvait me fournir n’étaient pas à jour, tant les poderi ont été réorganisées. Je crois, Monsieur, qu’elle s’est un peu jouée de moi et qu’elle voulait surtout tester mes compétences dans la lecture de contrat, car elle m’a fait relire bien des paperasseries dont elle connaissait fort bien le sens simplement pour s’assurer que j’étais capable de les comprendre. Enfin, après quelques semaines de ces agacements, j’ai fini par obtenir, je crois, sa confiance et je dirai même son estime. Comme il fallait recalculer sans cesse ce que donnait les fusions et les divisions de leurs parcelles, j’ai pu montrer que moi aussi, je sais faire des calculs et qu’il n’y là rien de sorcier.”
Rien dans ce compte-rendu ne me plaisait; ni l’attitude de Madame de T., qui mettait en doute la confiance que je plaçais en mon assistant, cherchait à se divertir en vérifiant ses capacités et semblait désormais avoir une très bonne opinion de celui qui restait tout de même à mes yeux un mauvais garçon, ni la satisfaction que semblait retirer Ciarsti d’avoir ainsi trouvé le chemin de ses bonnes grâces. Ce rapprochement entre les deux me parut une incongruité. Il me semblait que lui, n’en déplaise à sa naissance et ses capacités, resterait toujours un peu grossier et rustique dans ses conceptions; tandis qu’elle, quand bien même nous voyions le monde de façon si différente l’un l’autre, se montrait tout de même plus capable de nuance et de subtilité.
Je remerciais Ciarsti pour son travail et, puisqu’il avait commencé à collecter plusieurs documents, lui donnait pour instructions de commencer dès demain à travailler dessus; je m’occuperai, pour l’heure, d’aller voir Madame de T. pour récupérer les autres papiers et informations dont nous pourrions avoir besoin. Battista parut agacé par mes ordres mais eut le bon sens de ne pas y contrevenir.
Je me mettais au lit de fort méchante humeur et mesurait toute l’injustice de mes sentiments; à l’endroit du jeune homme qui m’était devenu si précieux, qui avait au fond accompli à merveille la tâche que je lui avais confié, et qu’en fin de compte je faisais souffrir par mon absence d’équanimité; et bien sûr, envers Madame de T., qui avait bien le droit d’avoir des sentiments d’amitiés pour d’autres que moi, surtout depuis que nous nous entendions si mal.