Séparation

Publié le 08.05.2017

Une chronique italienne

Cher journal,

Je pris la route vers le domaine des T., ouvrant sans cesse ma tabatière et mes poings, saisi de tics et incapable de trouver l’égalité d’humeur qu’exigeaient les circonstances. On me fit bon accueil, pourtant; je m’installais dans mon fauteuil favori du salon, et grimaçait devant le sourire de Madame de T., avec laquelle j’avais envie de me chamailler mais qui mettait tant de bienveillance à me recevoir que mon agacement ne cessait de croître. Le temps de répondre à ses questions sur l’agrément de mon voyage à Florence, le plaisir qu’on prend à se promener dans cette ville, la musique que l’on y donnait en ce moment, je ne tenais plus de rage intérieure et au bout d’un moment, balançait d’un geste de la main ce fil de la conversation, et attaquait le sujet qui me tenait à coeur. “Laissons tout cela, je vous prie; vous avez fait la rencontre de mon secrétaire ?” Elle parut amusé rien qu’à cette simple phrase. “Mais oui, qui se sentait fort mal à l’aise de venir ainsi chez nous. J’ai d’abord pensé que c’était un bon à rien que vous m’aviez envoyé pour me signifier que nous étions encore fâchés. Et puis j’ai vu qu’en vérité, il a de la cervelle et de la conversation.

- De la cervelle, c’est beaucoup dire. Je peux concéder qu’il n’est pas sans mérite, mais je crois devoir vous prévenir que c’est un fripon.” Elle rit à ce mot et me fit valoir que si je pensais vraiment cela, sa première intuition était la bonne, et que j’avais envoyé Battista chez elle pour lui fair un camouflet. Je protestai de ma bonne foi, je fis valoir que je n’avais malheureusement pas eu d’autres options. Mais comme il était parvenu jusqu’à moi qu’elle semblait sous le charme de cet individu, il me paraissait de mon devoir de la prévenir que Ciarsti ne me paraissait pas fort vertueux, et que je pensais préférable de maintenir à son endroit une certaine distance. Madame de T., piquée par ce petit discours, abattit son éventail et se mit en colère. “Vraiment, Monsieur R., vous êtes impossible à vivre ! Rien ne trouve grâce à vos yeux. Depuis quelques mois, vous n’avez que des mots durs à la bouche, vous venez chez moi pour m’insulter à moitié, lorsque je me suis toujours montrée la meilleure hôtesse possible. On vous pose une question simple, vous répondez par des paradoxes et vous mettez en doute l’intelligence même de celui - ou celle, en l’occurrence - qui vous la pose. Vous boudez sans cesse, vous faites la moue devant tout ce qui est plaisant et si avec grâce, on tente de vous divertir, vous voulez revenir aux fâcheries. Vous n’êtes pas capable de tenir un compte correctement, mais vous osez me faire la leçon sur ceux à qui je dois attribuer les libéralités de ma bienveillance. Je ne sais pas pourquoi vous jugez si sévèrement Monsieur Ciarsti, qui me semble avoir l’esprit bien plus pratique que le vôtre. Si vous en êtes si mécontent, ne le gardez pas à votre emploi. Du reste, celui-ci est gentilhomme, et je ne crois pas que vous soyiez en mesure de médire de la sorte sur son sujet.”

Il me semble que cette femme si élégante regretta cette phrase juste après l’avoir prononcée. Et à peine l’avais-je entendue que j’en demeurais meurtri. Heureusement, comme il m’arrive parfois de ne pas me comporter comme le dernier des malappris, je ne relevais pas cette insulte un peu trop directe à mon honneur - pourtant, cher journal, face auquel je dois me dépouiller de ma fierté et me montrer dans la mesquinerie de mes pensées, je lui aurais bien fait valoir que des titres nobiliaires, j’en avais reçu un certain nombre avec les siècles, et de noblesse fort plus ancienne que ce qui passait pour de la bonne naissance en Toscane. Au lieu de cela, j’inclinais la tête, et, tout en donnant à ma figure l’étirement caractéristique de l’hypocrisie pour qu’elle sache que je n’oublierais pas l’affront, lui présentais mes excuses. “Je dois vous donner raison en tout, et m’excuser de ma conduite. Je n’ose, à vrai dire, rester devant vous, à présent que je mesure à quel point je vous ai offensé. Vous goûtez la compagnie de l’excellent Battista Ciarsti, et il semble que la coopération entre vous soit fructueuse; sans doute, vous entendez mieux que moi, l’un et l’autre toutes les matières foncières et mathématiques. Je l’abandonne à vos bons soins, pourvu que le cadastre avance, et il viendra lui-même venir discuter avec vous de ce dont il a besoin. M’autoriseriez-vous malgré tout, Madame, une dernière promenade en votre compagnie près des mûriers ?”

Elle l’autorisa.

Nous eûmes une heure tranquille et délicieuse, passée à marcher le plus lentement possible en profitant des quelques morceaux d’ombres que les mûriers les plus hauts permettaient d’attraper. Notre conversation, encore plus rare que les ombres, papillonnait entre les charmes des après-midi au début du printemps, la beauté d’un aria qu’on chantait alors partout dans le pays, et son opinion sur un livre du baron de Grimm que je lui avais offert et qu’elle trouvait plein d’absurdités. Ce dernier avis, que je trouvais très sot sans le lui dire, me consola un peu de la fin de notre amitié; et sur le chemin du retour, je ne fus qu’à peine mélancolique.

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