Dégrisement

Publié le 09.10.2019

Cher journal,

Le bègue m’avait apostrophé. Sans doute ai-je eu tort de le cogner de la sorte, et j’accepte comme une nécessité absolue les bras qui m’ont attrapé, empêché, retenu, immobilisé puis capturé. Je m’acquitterai volontiers de toutes les amendes et les peines qu’on exigera de moi. Mais je ne ferai pas de faux témoignage, et lorsqu’on me demande de reconnaître que je l’ai moi-même injurié, je ne peux que protester. Cette dénégation compte peu aux yeux du juge, et je n’ai pas de témoins à produire pour appuyer mon propos. Au contraire, on n’aura pas de peine à démontrer que j’ai l’insulte facile, que je m’emporte pour un rien, et pour ne pas arranger mon affaire, je veux bien reconnaître moi-même que lorsque je suis furieux, j’abandonne aisément la bonne foi si je sens qu’elle retiendra mes coups. Un jour, peut-être, j’arrêterai de faire des esclandres, je n’embarrasserai plus les gens de la sorte et je serai débarrassé de ces regards désapprobateurs qui accompagnent toujours ces sorties.

Qui comprendrait, de toute façon, les mots vulgaires lancés à ma figure par le pauvre bougre ? Ce n’est pas même son défaut d’élocution qui est en cause, même s’il arrêtera aisément le zèle de ceux qui voudraient connaître tous les détails du dossier. On ne peut réellement déchiffrer et ressentir une insulte que lorsqu’elle vous est immédiatement destinée. Seul l’intéressé prendra réellement le temps de peser lentement l’enveloppe, de prendre son coupe papier, de l’ouvrir avec précaution, d’en retirer le papier, de tenter de comprendre l’écriture malhabile, de relire plusieurs fois le mot, jusqu’à comprendre réellement quelle méchanceté il vient de recevoir. Devoir expliquer tout cela en reproduirait l’effet. Bien sûr, mon conseil m’invite à renoncer à toute espèce d’orgueil. Il me répète que, suivant la boussole de mon amour-propre, je me suis retrouvé là où je n’aurais pas dû être. Je l’écoute, la tête baissée, mais par hypocrisie. Exposer cela ne servirait à rien, ma conduite n’a pas de légitimité. Ah, mais il faudrait tout de même la comprendre, l’expliquer, pour la guérir !, gémit l’avocat - et on ne me verra plus dire que cette profession rend impossible la naïveté.

Il y a quelques siècles, j’avais une maladie fatale, mais il faut croire que mon immortalité ne se laisse pas entamer pour si peu. Sur le moment, pourtant, je croyais la fin venue, et la faiblesse autant que la douleur me condamnaient au lit. Quelques proches se penchaient sur moi, agitant un mouchoir sous leur nez. Un imbécile avait appelé le médecin, qui après m’avoir tâté le poignet, cru nécessaire d’informer l’assistance que je souffrais du mal qui avait déjà emporté la moitié de la ville et pour lequel il n’existait pas de remède. Heureusement, quelqu’un qui me connaissait mieux le fit sortir à coup de bâton. Le médecin aurait annoncé que je souffrais de mon orgueil qu’il n’aurait pas été plus utile; je sais bien tout cela, j’affronte mon orgueil tous les matins, je le mortifie à l’occasion, je tente de le noyer, de négocier avec lui, j’ai affiché des vanités sur tous mes murs, je lis les vies des gens glorieux pour le ramener à la raison, j’arrête de les lire car penser à toute forme de gloire, c’est encore l’entretenir de choses dangereuses. À quoi me sert un diagnostic qui ne me donne aucun moyen de guérison ?

Ne crois pas, cher journal, que je plaide; j’accepte la sentence. Je la trouve plus nécessaire que juste; car j’ai encore envie de frapper le bègue, quand bien même mes coups ne doivent pas lui avoir fait grand chose, et, l’honnêteté m’a forcé de ne placer cela qu’en second, je sais que je manque singulièrement de charité. Aussi faut-il bien un moyen de m’en empêcher.

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