Goyesca
Publié le 11.10.2019
Cher journal,
L’autre jour, Rt. Hon., alors qu’elle quittait le dernier étage de la place-forte où elle officie, entendit, montant l’escalier avec l’empressement naturel aux sons, une espèce de chant plaintif. Au fur et à mesure de sa descente, la musique décapait les peintures saturnisées des murs, en retirait les panneaux d’amiantes, et retournait le béton à sa forme primitive, jusqu’à n’en plus faire qu’une ruine, si bien qu’elle se crut, selon sa fantaisie du moment, à laquelle je ne saurais prétendre avoir accès, aux abords du Goblin Market ou, plus probablement car elle m’indiquât tout de même avoir ressenti plus d’inquiétude que d’attraits, à quelques heures de Dunsinane, un jour d’orage et de couronnements prématurés. Là où j’aurais rebroussé chemin, et reconstruit les étages disparus si nécessaire pour éviter de devoir continuer la descente, Rt. Hon., dont le tempérament provient de la même forge que celle qui nous donna les Durandal, les Almace et les Hauteclair de ce monde, ne s’en laissa pas conter. Mais arrivée enfin tout en bas, elle ne trouva pourtant d’abord devant elle que la porte ordinaire. Une certaine familiarité avec les escaliers la poussa à vérifier sous la dernière volée de marche, où elle trouva la source du chant et un inévitable trio de femmes.
Une seule, au milieu, la plus vieille, chantait. Une cadette de bien des années, la regardait inquiète, peut-être même, mais l’art de lire dans l’arc d’un sourcil n’offre guère de certitudes, en désapprouvant tout à fait son aînée, comme si elle estimait toute cette scène inconvenante. La dernière, la plus jeune, drapée à l’ancienne comme les deux autres, jurait malgré cet effort de costume, son téléphone portable à la main, tournant le dos à l’incantatrice, trompant l’ennui comme font les figurants. Je ne peux pas faire honneur à l’art de raconter de Rt. Hon., à l’intensité avec laquelle elle me relatait tout cela. Le feu de sa description, du récit de l’anxiété qu’inspirait ce spectacle, je le plaçais pour ma part au milieu de la scène, qui me paraît exiger une espèce de torche au mur ou quelque autre accessoire pour éclairer tout cela autrement qu’au bleu irradié par le téléphone.
Comme si Rt. Hon. se tenait devant un tableau ou avait laissé par mégarde des pages d’un roman gothique se déverser dans son après-midi, sa présence ne sembla changer en rien le comportement des trois femmes. Elles ne s’interrompirent pas pour faire des prophéties, et le chant continua, sous les yeux de plus en plus révulsés de la cadette et sans effet sur la benjamine - peut-être balançait-elle, tout au plus, légèrement sa tête tout en passant, de temps à autres, le pouce le long de son écran. Le bruit de la vie séculière se rappella à Rt. Hon., qui vit en un instant les murs reprendre leur forme d’origine, se couvrir à nouveau de gloses par graffiti et d’affichettes, comme le vacarme des régiments dans la cour principale, couvrait l’hymne de la vieille. Elle continuait malgré tout, mais le chant inaudible ne se devinait que par les mouvements de la bouche et du nez. Rt. Hon., pleine des obligations de sa charge, invitée par le vacarme à s’affairer de nouveau, se retourna pour pousser enfin la porte et abandonner le trio, comme un collet qu’on trouve en pleine forêt et dont on ne sait pas très bien à quelle proie il se destine.